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REVUE PHILOSOPHIQUE

l’Inde antique. « Les fils de Çakya tenaient pour cette maxime que la révolution du monde n’a pas de commencement[1]. » Au xviie et au xviiie siècle, on pensait généralement, sinon que le monde n’a pas eu de commencement, au moins qu’il a commencé à être tel qu’il est. Voltaire se refusait à admettre « les changements qu’on croit voir dans la suite des siècles » et sur lesquels Buffon commençait à attirer l’attention des savants. Il écrivait : « Rien de ce qui végète et de ce qui est animé n’a changé ; toutes les espèces sont demeurées invariablement les mêmes : il serait bien étrange que la graine de millet conservât éternellement sa nature et que le globe entier variât la sienne[2]. » De nos jours, on ne conteste ni la diversité des espèces végétales et animales qui ont successivement couvert la surface du globe, ni les variations que le globe lui-même a subies : de là des conséquences importantes.

Tout développement suppose un commencement. En effet, un développement se produit dans un temps donné, à partir d’un point de départ. La matière a produit l’organisation actuelle du monde physique par les modifications successives de ses mouvements. Si la matière et son mouvement étaient éternels, le moment qu’on voudrait prendre pour point de départ aurait derrière lui un temps indéfini. Donc le monde aurait du arriver à son état actuel à un moment quelconque de la durée, puisque, à un moment quelconque de la durée il aurait eu le temps supposé nécessaire pour arriver à l’état présent. Dès qu’on fait intervenir la pensée de l’éternité, tout point de départ échappe. Dans ses leçons faites à Turin, en 1832, Cauchy proposait à ses auditeurs une démonstration mathématique de cette thèse : « La matière n’est pas éternelle. » Ce qu’on peut certainement démontrer, c’est qu’un mouvement qui produit un développement ne peut pas être éternel. Il faut nécessairement un point de départ pour la science. Quelle idée peut-on se faire de ce point de départ ? Sera-ce un état par soi, sans antécédent ? En rétrogradant dans l’évolution, on arrive à la nébuleuse ; supposera-t-on la matière de la nébuleuse éternelle ? Le mouvement s’y sera manifesté, à un moment donné. Pourquoi ? On ne peut trouver aucune cause dans le moment, c’est-à-dire dans la catégorie du temps. Il faudrait donc admettre une puissance dans la matière même, ce qui serait contraire à la doctrine de l’inertie, ou bien admettre la manifestation du mouvement sans cause, ce qui serait la négation des bases de toute science.

  1. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, p. 573.
  2. Les sciences au XVIIIe siècle, par Émile Saigey, livre I, ch. viii et ix.