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REVUE PHILOSOPHIQUE

osa même dire qu’il n’avait jamais fait la moindre démarche contre le maître. C’était lui qui n’avait pas craint de s’écrier que depuis Kant toute solide philosophie (alles solide Denken) avait disparu de l’Allemagne. Son nom signifie fléau, et Günther joue plus d’une fois sur ce mot. C’était bien pour lui en effet le cardinal fléau. Le digne émule de Geissel fut le cardinal Rauscher, de Vienne.

À l’occasion du premier volume de la Vorschule, où Günther traite de la création, il fut accusé de dualisme, d’hermésianisme, de nestorianisme ; nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les hérésies qu’on mit à sa charge et dont l’hégélianisme est la moindre. Et pourtant il a lutté toute sa vie contre le panthéisme hégelien dans l’Allemagne hégélianisée (in diesem verhegellen Deutschland). Dès lors commença une campagne occulte contre lui ; on le dénonça à la cour de Rome, afin que son fameux dualisme, dont il se faisait gloire, mais sur lequel on ne s’est jamais bien expliqué, pas même dans l’arrêt qui l’a frappé, fût mis à l’index. Du côté de ses protecteurs était le cardinal Schwarzenberg, archevêque de Prague, où il avait remplacé Diepenbrock, mort trop tôt pour notre philosophe. On engagea celui-ci à aller se défendre à Rome ; à quoi il répondait : « Quoi, j’irais démontrer aux docteurs de là bas qu’ils ne savent même pas l’a b c de la spéculation » (II, 182). ! Pie IX lui-même aurait désiré s’entretenir avec lui ; il ne l’eût jamais condamné s’il n’eût été circonvenu. On préféra envoyer, à la place de Günther, deux de ses amis, Baltzer et Gangauf. Les choses trainèrent en longueur ; enfin, par toutes sortes de stratagèmes, on obtint le bref qui le condamnait.

La seconde moitié du premier volume et presque tout le second volume de Knoodt sont surtout composés de fragments de la correspondance de Günther et de ses nombreux amis, disséminés à travers toute l’Allemagne. On assiste ainsi jour par jour à toutes les péripéties de ce jugement qui fit dire à un prêtre : « Günther condamné ! mais on finira aussi bien par condamner la raison ! » Le chef de l’école günthérienne était profondément religieux, mystique même (ce qu’il dit à propos de la mort de son père le prouve[1]), plein de vénération pour la Vierge ; mais il ne voulait ni des dogmes nouveaux qui se préparaient alors et qui tenaient tant à cœur au pape, ni des superstitions du culte catholique. On avait dit, par exemple, au convict de Bonn, que celui qui portait un scapulaire ne pouvait mourir en état de péché. Or il n’admettait pas de pareilles théories, qui rappellent presque le sombre fanatisme espagnol, tel qu’il respire dans la Dévotion de la croix de Calderón.

Günther avait été longtemps, à Vienne, censeur des écrits de philo-

  1. En 1824, il voulut aller revoir son père ; il ne le trouva plus en vie. Il se fit des reproches : Si j’étais venu plus tôt, j’aurais pu bénir sa dépouille mortelle. Si je lui avais annoncé ma prochaine arrivée, cela aurait peut-être prolongé son existence. Mais il est mort le jour de la fête des stigmates de saint François d’Assise, son patron. Qu’est-ce qui peut valoir une pareille consolation ? (I, 156).