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melle, peut-elle être vraiment le type d’une volonté librement et foncièrement bonne, autonome et absolue ? Est-ce parce que c’est nous qui la posons ? — Alors, encore une fois, nous devrions savoir comment et pourquoi nous la posons ; nous en saisirions le rapport avec le bien essentiel dont nous aurions conscience, tandis que, selon Kant, nous trouvons en nous la défense ou la permission à l’état de loi empreinte par un principe inconnaissable, qui ressemble beaucoup plus à un non-moi transcendant qu’au moi transcendant. C’est donc un type de servitude et d’hétéronomie plus que de liberté et d’autonomie. C’est un règlement, une discipline que nous subissons sans en connaître là vraie raison, et non une législation personnelle et libre.

3o L’universalité, fût elle acceptée comme loi, demeure une loi inapplicable et vide tant qu’on ne fait pas appel aux considérations d’utilité, de finalité, de bonheur, en un mot d’objet et de matière, D’où cette difficulté : nous devons agir sans nous régler sur la matière de l’action, mais pouvons-nous agir sans nous régler de fait sur cette matière ?

Kant, à vrai dire, ne nie pas que notre volonté ait nécessairement un objet et une matière ; seulement il veut soumettre cette matière, la nature, à la forme de l’universalité. La vraie question est donc de savoir si et comment il est possible de reconnaître ce qui peut être réellement érigé en loi universelle de la nature. Or les raisons que Kant invoque pour apprécier les actions et voir si elles peuvent être érigées en lois universelles de la nature sont des raisons d’utilité ; de là l’objection en quelque sorte classique qui lui a été faite par Schleiermacher et Schopenhauer[1], objection reproduite dé nos jours par tous les utilitaires anglais[2], par les spiritualistes français[3], et même par les criticistes[4] : — Le formalisme théorique de Kant, en passant à la pratique, est obligé d’emprunter ses motifs à l’utilitarisme, — Il est certain que Kant, sortant des formes pures et à priori, finit par faire appel à des objets d’expérience : il suppose une volonté qui veut vivre en société, et il recherche les conditions de l’état social, véracité, fidélité des engagements, etc. Or, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l’analogie de ces conditions avec le principe de Lamarck et de Darwin sur les « conditions d’existence », sur les moyens de coexistence des hommes en société, sur l’ajuste-

  1. Voir, dans Schopenhauer, la critique, d’ailleurs souvent superficielle et injuste, de la morale kantienne (Fondements de la morale).
  2. Y compris M. Sidgwick Methods of Ethics.
  3. Voir M. Janet, Morale.
  4. Voir M. Renouvier, Science de la morale.