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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

ment de l’individu au milieu social. « Je ne peux vouloir, dit Kant, que ce soit une loi universelle de mentir, car alors on ne me croirait plus, ou on me payerait de la même monnaie. » Ainsi raisonnent les Helvétius et les Bentham. — Et encore, à propos de la maxime de l’insensibilité : « Une volonté qui adopterait une pareille maxime se contredirait elle-même, car il peut se présenter des occasions où elle-même aura besoin de l’affection et de la compassion d’autrui, et alors, en établissant elle-même une semblable loi de la nature, elle se sera enlevé tout espoir d’obtenir cette aide, qu’elle désire[1]. » Kant est encore plus précis dans les Eléments métaphysiques de la doctrine des mœurs[2] : « Chacun désire qu’on lui vienne en aide ; or, si un homme laissait voir que sa maxime est de ne pas vouloir aider les autres, alors chacun serait autorisé à lui refuser tout secours. Ainsi la maxime de l’égoïste combat contre elle-même. »

Schopenhauer a interprété tous ces passages dans le sens du pur égoïsme. « Chacun, dit Schopenhauer, serait autorisée, selon les expressions de Kant ! Voilà exprimée la thèse que l’obligation morale repose purement et simplement sur une réciprocité supposée, qu’ainsi elle est tout égoïste ; car c’est l’égoïsme qui, sagement, et sous la réserve d’un traitement réciproque, s’accorde à un compromis. » Mais cette interprétation de Schopenhauer, malgré la part de vérité qu’elle contient, est exagérée et trop superficielle. Schopenhauer et ceux qui reproduisent son objection n’ont pas compris la méthode de symbolisme et de typique suivie par Kant. L’utilité n’est pas pour Kant le but suprême de la conduite, comme elle l’est dans l’égoïsme ; elle est un simple moyen ou une fin relative, dont la poursuite est permise sous une condition, à savoir la possibilité d’être universalisée, et c’est cette condition seule, toute formelle, qui est inconditionnelle. Quand l’utilité est universalisée, elle devient un déterminisme naturel, une loi de nature qui est simplement le type de l’ordre intelligible. Schopenhauer et les autres critiques de Kant nous paraissent donc avoir passé à côté de la vraie difficulté. La question essentielle n’est pas de savoir si Kant introduit un contenu dans sa loi, mais 1o si la loi elle-même, c’est-à-dire la forme intelligible d’universalité, à la valeur absolue qu’il lui attribue (nous avons vu tout à l’heure le contraire), et 2o si le type sensible de la loi, c’est-à-dire l’universalité de la nature sensible, peut-être apprécié et déterminé. Examinons ce dernier point.

Ce qui constitue vraiment, selon Kant, le type de l’universalité dans l’ordre de la nature, ce ne sont pas les considérations matérielles

  1. Ib. Rosenkranz. 60.
  2. § 30.