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d’intérêt, que Schopenhauer a seules remarquées, mais une considération de forme toute logique, qui consiste à exclure soit la contradiction de la pensée avec soi, soit celle de la volonté avec soi. Les maximes injustes ne peuvent, selon Kant, être universalisées dans la nature parce qu’elles renferment une contradiction de la pensée. Par exemple, vouloir faire partie d’une société, d’un ordre naturel d’hommes associés, et vouloir mentir, c’est se contredire, car, si vous érigez le mensonge en loi, la société est dissoute du même coup et ne peut plus subsister comme ordre naturel ; la maxime du mensonge et en général de l’injustice ne peut donc pas même être conçue comme loi universelle de la nature sans contradiction. Quant à la charité, on peut sans contradiction concevoir son contraire érigé en loi universelle de la nature, mais on ne peut le vouloir, dit Kant, parce qu’alors on serait tout le premier victime d’une pareille loi : en voulant son bien, on aurait voulu son mal, ce qui est non plus seulement une contradiction de la pensée, mais une contradiction de la volonté.

On le voit, c’est bien plutôt à la doctrine de Littré qu’à celle de Stuart Mill qu’il faut comparer la doctrine de Kant. « Soyez juste » se traduit finalement pour Kant comme pour Littré par : « Soyez logique » ; si vous voulez vivre en société, il faut vouloir les conditions naturelles et déterminées de la société ; ne mentez donc pas ; qui veut la fin veut les moyens. C’est là d’ailleurs un impératif tout hypothétique ; le seul impératif catégorique consiste à ne pas se contredire, parce que l’identité logique ou l’absence de contradiction avec soi est la condition de l’universalité formelle, seule loi du monde moral.

D’après ce qui précède, l’universalité se réduit pratiquement à une forme toute logique, et alors le problème est d’examiner si, sous cette forme, l’universalité est scientifiquement déterminable et moralement suffisante. La seule réponse vraiment topique à Kant serait donc de montrer que l’universel qu’il poursuit est impossible, qu’on est obligé de se contenter du général (exclu par lui), et qu’alors, dans l’ordre de la logique et de la nature (qui sont identiques), l’égoïsme peut être généralisé tout comme le désintéressement, le mal tout comme le bien.

Pour savoir ce qu’il en faut penser, suivons Kant lui-même dans l’analyse des cas qu’il prend pour exemples.

Premier exemple : — « Supposons que j’admette en principe, pour l’amour de moi-même, que je puis abréger ma vie, dès qu’en la prolongeant j’ai plus de maux à craindre que de plaisirs à espérer. Qu’on se demande si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi