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musique admet, ou plutôt réclame, la répétition symétrique des phrases ou de portions de phrases, venant s’imposer à la sensation actuelle, avant que le souvenir des sensations antérieures ne se soit éteint.

Depuis bientôt deux cents ans, les compositeurs ont imaginé les modulations, ou changements de tonique, de point de départ, dans le même morceau[1].

Pour donner une idée de l’élément de variété que cette innovation apporte au mouvement musical, il suffit de remarquer que le mobile, après chaque modulation, parait avoir parcouru plus ou moins de chemin qu’on ne lui en a vu, ou plutôt qu’on ne lui en a entendu faire. Imaginez, par exemple, un gymnaste s’exerçant sur un trapèze à trois mètres au-dessus du sol ; tout à coup, le terrain s’enfonce pour ainsi dire sous lui, et l’homme avec son trapèze vous semble subitement transporté à cinquante pieds plus haut dans le vide. Quelques-unes des modulations de Bach, de Haydn, et surtout de Beethoven, vous donnent exactement le sentiment d’un précipice qui s’ouvrirait tout à coup sous vos pieds.

Le rythme comporte une modification du même genre ; par la syncope, vous pouvez placer une note forte sur un temps faible et tromper ainsi l’attente de l’oreille.

L’harmonie, cette conquête toute moderne de la musique, a précisément pour but et pour effet de manifester, d’une façon plus éclatante, plus saisissante, les affinités, les relations de parenté qui existent entre les sons et la tonique. Un accord, c’est comme une échelle métrique divisée qu’on placerait entre différents sons pour en mesurer les distances ; si les mesures ne sont pas justes, si les proportions requises ne sont pas observées, l’oreille en est avertie par un phénomène spécial (battements). Depuis l’invention de l’harmonie, on peut faire de la musique à plusieurs parties, combiner ensemble plusieurs mouvements, et, loin de rendre par la plus difficile l’intelligence de la phrase musicale, on lui donne ainsi, au contraire, plus de clarté, de netteté, de précision[2].

Par opposition à ce que nous avons constaté plus haut pour les arts plastiques, toutes les particularités du mouvement musical, direction, vitesse, etc., s’imposent avec une force invincible à

  1. C’est exactement ce qu’en géométrie analytique on appelle le changement de coordonnées, avec cette différence, tout à l’avantage de la musique, que la situation de la nouvelle origine, par rapport à l’ancienne, est immédiatement déterminée dans la sensation même.
  2. Ceci est une particularité très caractéristique du mouvement musical. Dans la cinématique des corps matériels, nous pouvons aussi combiner mentalement ensemble plusieurs mouvements, mais nous ne pouvons à la fois percevoir distinctement la résultante et les composantes.