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profond, nous pouvons puiser un filet plus ou moins considérable de force économique, suivant le degré d’action de causes qui restent à chercher. Elles se réduisent, suivant nous, aux inventions successives, principes de désirs nouveaux et d’assurances nouvelles qui se propagent et se répartissent ensuite par imitation.

L’invention et limitation : telles sont donc les deux causes puissantes que nous avons à étudier.

L’être social est essentiellement imitatif ; il n’est inventif que par accident. Toutes ses relations intra-sociales avec les membres de son groupe sont des imitations conscientes ou inconscientes. Depuis la parole et la marche jusqu’à la musique et à l’aérostation, il n’est aucun de ses actes proprement sociaux qui ne lui ait été enseigné. Tous les animaux sociables s’imitent, et tous les animaux qui s’imitent sont sociables. Au contraire, c’est toujours quelque rapport extra-social, celui d’un observateur avec la nature extérieure, d’un voyageur avec des étrangers, etc., qui suscite dans l’esprit d’un des associés un croisement d’idées inaccoutumé, une découverte un peu notable[1].

Cela dit, observons que toutes les découvertes humaines sans exception, tous les foyers d’imitations rayonnantes, ont cela de commun d’éveiller de nouveaux goûts et de nouvelles idées. Distinguons-les suivant qu’elles contribuent surtout à accroître la somme des désirs ou à accroître la somme des croyances, et parlons d’abord des premières. Celles-ci sont de deux sortes. Les unes (inventions artistiques, littéraires, parfois même industrielles, notamment culinaires) — introduisent dans l’humanité une combinaison nouvelle de sensations ou d’images, objet bientôt d’un désir spécial ; les dramaturges ont créé le goût du théâtre ; chaque auteur dramatique original a créé le goût de son genre propre, etc. Les autres (presque toutes les inventions industrielles : métier à tisser, imprimerie, photographie, etc.), par l’abaissement du prix auquel elles permettent d’offrir les objets connus qui satisfont les désirs anciens, mettent ces objets à la portée de beaucoup de gens qui n’auraient jamais songé sans cela à les acquérir. Par suite, elles font naître chez eux les désirs correspondants qu’ils n’éprouvaient pas avant elles. Parmi celles-ci, notons les divisions ingénieuses du travail. On a tort, en effet, d’attribuer par routine à la division du travail les heureux effets de l’invention. Parmi cent manières imaginables de répartir les tâches entre ou-

  1. J’entends par invention tout croisement neuf (et utile) d’images ou d’idées dans un cerveau humain. Le plus souvent, il s’agit d’idées suggérées par autrui, imitées d’autrui, en sorte que limitation est, au fond, la matière première de l’invention.