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V. BROCHARD. — la logique de j. stuart mill

Stuart Mill, convaincu, au dire de ce dernier, de tant d’erreurs ou de contradictions, et, à ce qu’il semble, mis en pièces par une implacable dialectique, est bien fait pour donner à réfléchir aux plus téméraires. Mill lui-même, à la vue des ruines qu’il amoncelle dans sa critique de Hamilton, est comme effrayé de son œuvre. Comme Scipion devant Carthage, il fait un retour sur lui-même et ressent une véritable défiance à l’égard de la pensée humaine en général, et même de sa propre pensée. « La vue d’un spectacle pareil chez un penseur d’une si grande force est bien propre à nous faire désespérer de notre propre intelligence et de celle de tous les hommes, et douter de la possibilité d’atteindre la vérité sur les sujets les plus compliqués de la pensée[1]. » Il est permis de rappeler ces paroles et de les invoquer comme excuse d’erreurs probables au moment où l’on ose, avec toute la liberté comme avec le respect qui convient, discuter les opinions de Stuart Mill lui-même.

I

L’idée fondamentale de la logique de Mill, c’est qu’il faut ramener la logique aux faits et à l’expérience, que, de l’aveu de tout le monde, l’ancienne logique avait beaucoup trop dédaignés. Pour atteindre ce but, Mill ne voit rien de mieux que de faire disparaître ce qui avait été pour les anciens logiciens l’élément essentiel de toutes les opérations logiques : l’idée générale ou le concept.

Depuis Socrate et Aristote, c’était un axiome incontesté qu’il n’y a de science que du général, les faits particuliers étant trop mobiles et fugitifs pour servir d’assise à la science. Stuart Mill dirait plutôt : Il n’y a de science que du particulier, car le particulier seul est réel. La logique étant définie par lui la science de la preuve, il s’agit de considérer les faits en tant qu’ils servent à se prouver les uns les autres. Ce qui fonde la certitude de la logique, telle qu’il l’entend, c’est qu’elle prend les faits pour point de départ[2] et ne les perd pas de vue un seul instant, Pour expliquer la rigueur de ses procédés, il faut exclure impitoyablement tout ce qui n’est pas directement donné dans la réalité. Les faits ne seront pas représentés dans l’esprit par des intermédiaires : ils auront seuls une vertu efficace ; ils ne recourront pas à des mandataires, mais ils feront eux-mêmes leurs propres affaires. Ce n’est pas l’esprit, pourrait-on dire sous une forme paradoxale, mais qui exprime bien la pensée de Mill, qui

  1. Philosophie de Hamilton, ch. XVIII, p. 401, trad. Cazelles.
  2. Log., I, 2, 1, etc.