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avec les faits institue la science : ce sont les faits qui, dans l’esprit, font la science, s’ordonnent d’eux-mêmes, d’après leur nature propre, en science et en preuve. L’idée ou le concept est un intermédiaire suspect et superflu dont il faut se passer. C’est dans l’ordre logique une tentative analogue à celle qui dans l’ordre économique veut, par la suppression des intermédiaires, rapprocher le consommateur et le producteur.

On ne peut dire que ce soit une logique réaliste, parce que ce mot a été historiquement employé pour désigner une conception tout opposée : mais c’est une logique réelle, qui porte sur des choses, non sur des idées. C’est ce que veut dire Stuart Mill quand il appelle la logique telle qu’il l’entend logique de la vérité, par opposition à la logique de la conséquence (consistency [1]).

Il est bien entendu que les faits dont il est ici question ne sont pas des réalités extérieures à l’esprit, des choses en soi. M. Spencer seul osera pousser le réalisme jusque-là. Pour Mill, ce sont seulement les sensations ou les images produites immédiatement en nous au contact des choses[2], en un mot, les équivalents ou les approximations les plus exactes que nous ayons des choses elles-mêmes. Si disposé qu’on soit à se rapprocher de la réalité, personne, et Stuart Mill moins que personne, ne peut songer à faire abstraction totale de l’esprit. Les faits ne sont que des états de conscience. Mill est et demeure le fidèle disciple de Berkeley. Mais, en tant que ces états de conscience sont immédiats et premiers, qu’ils sont donnés et concrets, on peut les prendre pour les choses mêmes, et surtout les distinguer des créations ou combinaisons ultérieures que l’esprit forme en les unissant entre eux.

Voilà le principe de la logique telle que la conçoit Mill. C’est faute d’avoir bien compris ce point, c’est pour avoir envisagé soit les idées, comme entités distinctes des phénomènes, soit les mots, que les scholastiques, et après eux Locke et Condillac, ont empêché la logique de faire aucun progrès : la théorie des idées générales « à empoisonné toute l’ancienne logique. » — Ce n’est pas à dire pourtant qu’il n’y ait rien à garder des travaux de tous les anciens penseurs. Sans connaître les véritables conditions et le véritable but de la logique, ils l’ont fondée et constituée, et on peut la conserver telle qu’ils l’ont faite, mais en l’interprétant autrement. Ils ont fait la logique à peu près comme les alchimistes ont été les précurseurs de la chimie.

  1. Système de logique, t. I, ch. III, 9, trad. Peisse. Cf. Phil. de Hamilton, ch. XX, p. 442, 448.
  2. Log, I, 3, 7 Cf. II, 2, 3, note.