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adoptée par l’auteur est celle de Clifford et dont ce dernier n’a donné qu’une esquisse, la mort l’ayant empêché de l’achever[1]. Tous les systèmes moraux ont donné jusqu’ici des motifs rationnels pour le bien, mais en faisant appel au surnaturel, Le moraliste de nos jours est obligé de procéder autrement pour répondre à la question : Que dois-je faire et ne pas faire ? — L’auteur s’attache à justifier le principe de l’utilité : 1o logiquement et en lui-même ; 2o par ses effets salutaires sur la société, Il en trouve un type dessiné de main de maître dans Middlemarch de G. Elliot : un des personnages de ce roman, Caleb Garth. C’est le principe de l’utilité en chair et en os. « Ses bonnes divinités, dit l’auteur, étaient les bons exemples pratiques, une vie laborieuse, l’accomplissement fidèle de sa tâche ; son prince des ténèbres, c’était un ouvrier paresseux. Le bonheur comme fin consciente pour lui ou les autres, il n’y pense jamais, et cependant, dans quelque voie qu’il entre, sa vie est un plein succès. »

J. Royce. La théorie de l’esprit-matière ( « mind-stuff  » ) et la réalité. — La doctrine de Clifford a causé un grand mouvement en Angleterre dans le monde philosophique, comme le prouvent les nombreux articles du Mind qui lui sont consacrés[2]. Le fond de cette doctrine consiste à considérer « l’esprit-matière », ainsi que les termes eux-mêmes l’indiquent, comme une substance qui réunit les propriétés physiques et psychiques. La sensation élémentaire, dit Clifford, est une « chose en soi ». Mais qu’est-ce qu’une sensation élémentaire, indépendamment de a conscience ? À mesure que nous descendons dans la série des organismes, nous arrivons à des états de plus en plus simples et où la complexité de la conscience doit aussi diminuer. Mais la continuité de la série ne nous permet pas de dire que la conscience cesse quelque part ; il nous faut donc admettre que tout mouvement de la matière est simultané avec quelque fait de conscience. Telle est la thèse de Clifford.

M. Royce critique d’abord une expression vague souvent employée et dont Lewes, Bain, Wundt sont aussi coupables que Clifford : c’est de parler d’une réalité « à double face », du « double aspect » (nerveux et psychique) de certains phénomènes. Cette expression n’est qu’une figure, qu’une métaphore qui, en réalité, n’explique rien. La théorie du « mind-stuff  » ne change absolument rien à la nature du problème posé depuis des siècles, et dire que tout atome possède un petit fragment de « mind-stuff  », que ce qui extérieurement se montre comme atome matériel se montre intérieurement comme atome spirituel, ce n’est que jouer avec les mots,

On objectera peut-être que cette critique est mal fondée, qu’à proprement parler il n’y a aucun phénomène matériel réel, qu’il n’y a au fond que des phénomènes mentaux plus ou moins complexes, et que

  1. Voir cet exposé dans la Revue philosophique, tome V, p. 578.
  2. Sur cette doctrine, voir la Revue philosophique, tome IX, p. 450.