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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

moins éloigné. Si, dans l’état actuel de ma connaissance, ces sensations me font immédiatement porter un jugement sur l’éloignement des objets, c’est en vertu d’associations antérieures, d’habitudes invétérées ; et ces habitudes n’ont pu être prises, ces associations n’ont pu être opérées, que si d’abord j’ai pu évaluer les distances par quelque autre signe que par ces sensations mêmes. — Faudra-t-il alors attribuer au sens du toucher le privilège de nous donner la notion de profondeur ? C’est ce qu’ont admis en effet un certain nombre de psychologues ; et la chose semble toute naturelle, puisque, par le toucher, nous atteignons directement l’objet. En y réfléchissant cependant, je ne trouve pas que le fait soit aussi simple qu’il le paraît au premier abord. Ma main saisit l’objet dans le lieu même où il se trouve : soit ; mais où est ma main ? Elle sera plus loin de moi si mon bras est étendu, plus près s’il est replié sur lui-même ; et la conscience que j’ai de l’extension de mon bras est beaucoup trop confuse pour que je puisse m’en servir pour évaluer la distance à laquelle se trouvent les divers points de l’objet. On peut en faire facilement l’expérience. Fermons les yeux, et essayons de nous rendre compte de la forme d’un objet quelconque en le palpant avec le bout d’un crayon : la chose nous sera manifestement impossible. — En réalité, lorsque nous percevons un corps au moyen du toucher, nous nous préoccupons fort peu de l’éloignement de notre main ; notre bras ne nous sert qu’à conduire notre main au contact des objets, et nous ne prêtons aucune attention à ses mouvements propres.

En définitive, nous apprécions les distances avec beaucoup moins de certitude que nous ne percevons la forme des objets ; il nous est donc impossible d’admettre que la perception des formes soit fondée sur l’évaluation des distances.

Ceci établi, il devient presque superflu de chercher jusqu’à quel point nous pouvons mesurer l’écartement de nos doigts ou de nos bras, et l’amplitude des mouvements de rotation de notre œil. Dans l’exemple que nous avons pris plus haut, à quoi nous servirait de connaître l’angle que font entre elles les lignes OA, OB et OC, si nous ne connaissions pas leur longueur ? Remarquons simplement que ces angles ne sont pas beaucoup plus faciles à mesurer que ces longueurs. Lorsque notre œil accomplit un mouvement de rotation, nous nous rendons bien compte qu’il se meut dans son orbite, mais il nous serait impossible de déterminer par nos seules sensations musculaires, la grandeur angulaire de ce mouvement, ni même sa direction exacte. Je dirai plus : si nous ne constations pas que ces sensations correspondent à un déplacement des images visuelles, il est probable