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que nous ne nous douterions même pas qu’elles sont dues à un mouvement de l’œil ; en effet, lorsque je roule les yeux dans l’obscurité, je ne trouve plus que les sensations que j’éprouve me donnent bien nettement conscience d’un mouvement mécanique quelconque. J’en dirai à peu près autant de tous les mouvements que mon doigt, mon bras ou ma jambe peuvent exécuter dans le vide : je me sers plutôt des objets extérieurs pour mesurer ces mouvements, que de ces mouvements pour mesurer les objets.

Quelle est enfin la position exacte de ce moi, par rapport auquel on prétend que nous localisons toutes nos perceptions ? Occupe-t-il dans l’espace un point fixe et central, qui puisse nous servir de repère pour déterminer la position de tous les objets extérieurs ? — Quand je me représente un objet situé à une certaine distance de moi, j’imagine une ligne droite qui irait de moi à l’objet ; mais, s’il m’est facile de déterminer le point où cette ligne aboutit, j’aurai beaucoup plus de peine à déterminer son point de départ. Autrement dit, je sais bien où sont les objets, mais je ne sais guère où est le moi. D’ordinaire, ce que j’appelle moi dans les jugements que je porte sur la distance des corps, c’est simplement un point déterminé de mon corps ; je dirai qu’un objet est situé à un mètre de moi, pour dire qu’il est à un mètre de mon œil ; je dirai qu’il est distant de trois pas, pour dire qu’il est à cette distance, mesurée sur le sol à partir de mon pied. En réalité, c’est par rapport à mon corps que je localise les objets extérieurs ; et ce que j’appelle un objet extérieur, ce n’est pas un objet extérieur au moi, mais simplement extérieur au corps. — Ainsi l’hypothèse d’après laquelle nous localiserions nos perceptions en les projetant pour ainsi dire hors du moi à des distances variables est insoutenable en elle-même et se trouve démentie par l’expérience. Nous ne pouvons déterminer la position des corps dans l’espace qu’en les localisant par rapport à d’autres objets ou à notre propre corps, qui au regard du moi est encore un objet : on revient forcément à la théorie que nous avions entrepris d’établir, à savoir que le fait de la localisation ne suppose nullement une relation des objets avec le moi, mais simplement une relation des objets entre eux.

Essayons maintenant de nous représenter la marche réelle de l’esprit dans ce travail de localisation.

Lorsque je tiens ma main appliquée sur un objet quelconque, j’éprouve un certain nombre de sensations tactiles qui me paraissent situées en dehors les unes des autres, par les raisons que j’ai indiquées en analysant l’idée d’étendue. C’est là, comme nous l’avons dit, un commencement de localisation, puisque j’attribue à ces sen-