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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

rais salants. L’illusion a eu pour cause la presque indentité des timbres. Je m’arrête de peur de rentrer dans une analyse déjà faite. Mais je viens d’y mettre une addition très importante, si je ne me trompe, à savoir celle-ci : que l’analogie essentielle entre la voix des instruments et la voix humaine repose toujours principalement sur une analogie de timbre qui semble parfois aller jusqu’à l’identité. Que l’on se souvienne des belles expériences de M. Henri Helmholtz : comment s’y est-il pris pour tirer de certains appareils quelques-uns des sons de la voix humaine ? Il a précisément reconstitué les timbres de ces sons au moyen de la synthèse de leurs harmoniques. Pour le psychologue d’abord, pour le physiologiste plus tard, le timbre est donc l’élément caractéristique de la voix ; c’est par là que les voix humaines se ressemblent ou diffèrent et que les timbres des voix instrumentales diffèrent des voix humaines ou leur ressemblent essentiellement.

Or tous les adversaires de la musique expressive, tous les partisans de la musique indifférente auront beau se coaliser, subtiliser, agiter devant nos yeux l’objectif et le subjectif, ils ne détruiront pas l’effet d’une des lois fondamentales de notre intelligence. Cette loi, sans laquelle nous ne connaîtrions absolument rien en dehors de nous-mêmes, nous contraint premièrement à croire que nos sensations sont des signes auxquels correspondent des choses signifiées, secondement à affirmer ou à supposer pour le moins que les mêmes signes attestent l’existence des mêmes choses et des mêmes personnes et que les signes seulement semblables ou analogues dénotent la présence de personnes et de choses semblables ou analogues. Essayez d’aller à l’encontre de cette loi, vous verrez le monde à rebours, et vous passerez justement pour un malheureux qui a perdu le sens commun. Tâchons donc de rester dans la nature et dans la vérité. Suis-je ou non dans la nature et dans la vérité lorsque, après avoir entendu une voix d’enfant chanter dans la chambre voisine, j’en conclus qu’il y a là un enfant ? Si c’est une voix d’homme que j’ai entendue, serai-je donc en dehors de la nature et de la vérité en affirmant qu’il y a là un homme ? L’erreur en ce cas sera l’exception, et nous vivons par la règle. Quarante-neuf fois sur cinquante je ne me tromperai pas. Les partisans de la musique inexpressive et indifférente, prétendront-ils, par hasard, que cette voix d’homme qui a frappé mon oreille doit être regardée non comme une voix d’homme, mais comme une forme sonore qui ne signifie rien ? Pour être conséquent, il faudrait qu’ils eussent le courage d’aller jusque-là. Mais ils n’osent pas : ils nous accordent qu’en général une voix d’homme atteste la présence d’un homme, et même que la voix d’un homme animé de