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saurait être compris de cette philosophie et de ses adeptes. Si la nature avec laquelle l’art prétend rivaliser non en copiant et reproduisant servilement ses formes, mais en dégageant et faisant ressortir l’esprit qui les anime, est une nature morte, inanimée, sans vie, si tout chez elle se réduit à des signes muets et à de froids symboles où se reflète, sans qu’on sache pourquoi, les sentiments et les pensées de l’âme humaine, comment pourrait-on pénétrer l’essence de Part et le secret de ses œuvres ?

La puissance mystérieuse elle-même qui les crée ne sera pas mieux comprise dans sa vraie nature et dans ses procédés. La manière dont elle élabore ses conceptions et les exécute sera aussi impossible à deviner ; son atelier est fermé aux regards indiscrets du profane qui voudrait y pénétrer. Le travail de l’imagination se réduit à combiner des formes abstraites avec des idées abstraites ; rien à travers ces formes n’apparait et ne reluit. Partout de froids concepts associés à des formes ou des représentations abstraites par un procédé artificiel. L’opération artistique n’est autre qu’une évocation de spectres ou de fantômes. — Tel est le cercle dans lequel est enfermée l’esthétique kantienne avec le subjectivisme. Quant au problème de la division des arts, si elle vient à l’aborder, il est inévitable qu’elle vienne se briser contre cet écueil. L’art étant inconnu dans son idée, comment en reconnaître, en distinguer et en coordonner les formes ? En supposant que le problème soit pris au sérieux, on n’aura qu’une classification artificielle, peut-être, par certains côtés, étrange et bizarre, qui n’offrira rien de naturel.

C’est ce qu’il est facile de vérifier chez le maître et chez les disciples.

L’art, pour Kant, qu’est-il ? Une création de l’esprit distincte des productions de la nature en ce qu’elle émane de l’activité libre (Krit. der Urth., XLIII). L’artiste agit avec conscience, la nature sans conscience. L’art est le pouvoir opposé au connaître (Können, Kennen). L’art n’est pas le métier en ce qu’il est libéral, celui-ci mercenaire, et c’est ce qui distingue l’artiste de l’artisan. — Ces distinctions sont fort justes, mais ne disent pas ce qu’est l’art en lui-même. Kant distingue très bien les arts utiles et les beaux-arts, les uns ayant leur fin hors d’eux-mêmes, ceux-ci en eux-mêmes (finalité externe, finalité interne), Mais cela n’avance en rien le problème de la nature de l’art. L’art a pour fin le libre jeu des facultés humaines. Ceci est un trait de génie, et Kant a rencontré merveilleusement juste. L’art établit l’accord des deux grandes facultés de l’esprit, la raison et la sensibilité. Mais pourquoi cet accord ? et comment se fait-il ? Est-ce l’effet d’une simple association, une conformité qu’une comparaison établit ou découvre ?