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TANNERY. — héraclite et le concept de logos

enseignée, il part, puis revient, mais ne trouve plus Prosymnos ; il était mort. Alors Dionysos, pour satisfaire les mânes de son amant, s’élance sur le tombeau et remplit le rôle passif (πασχητιᾷ). C’est avec un rameau d’un figuier voisin, qu’il coupe et façonne en membre viril, que, s’asseyant dessus, il s’acquitte de la promesse faite au mort ; et c’est en mémoire de cette aventure qu’on dresse mystiquement, par les villes, des phallus en face de Dionysos.

« Car, si ce n’était pas de Dionysos qu’on mène la pompe, en chantant le cantique aux parties honteuses, ce serait l’acte le plus éhonté, dit Héraclite ; mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie et en délire. »

Avant de conclure à l’origine égyptienne de la cérémonie grecque, Hérodote (II, 49) ajoute : « Mélampe enseigne ce rite, sans l’avoir exactement saisi ; les sages nés après lui l’ont éclairci plus complètement. » Il est impossible de ne pas soupçonner dans ces derniers mots une allusion à Héraclite que nous voyons donner le mot de l’énigme, et justifier l’obscénité du symbole.

Voici l’explication plus complète, telle qu’on peut la donner au sens de l’Éphésien. Le feu solaire (Dionysos) est descendu dans les régions souterraines ; alourdi par l’eau de la mer qu’il a traversée, il ne pourrait remonter à la voûte céleste, s’il ne rencontrait le feu qui subsiste dans le séjour de l’Hadès-Prosymnos ; ce feu qui représente les soleils précédents, ainsi que l’indique la mort du dieu symbolique, s’unit à lui et permet ainsi la réapparition du nouveau soleil[1].

  1. Zeller (La philosophie des Grecs, trad. Boutroux, II, p. 184, note 5) adresse à Teichmüller de nombreuses objections qui ne portent guère et qui prouvent seulement qu’il n’a pas compris l’explication qu’il réfute. La seule critique juste est relative au sens du mot πασχητιᾷ, sur lequel Teichmüller s’est trompé ; j’ai corrigé ce sens avec son aveu. Teichmüller a pu également insister un peu trop sur le jeu de mots entre αἰδοίοισι, ἀναιδέστατα et Ἀίδης ; mais ce jeu de mots, tout à fait dans la manière d’Héraclite, ne peut être méconnu.

    L’explication du fragment est la suivante pour Zeller, qui se refuse à tout rapprochement avec le mythe obscène ; l’identité d’Hadès et de Dionysos signifie l’identité de la mort et de la naissance, et l’énoncé que les deux divinités sont les mêmes constituerait un blâme jeté par Héraclite sur l’indécente célébration du culte de la nature vivante et féconde. À cette explication, il eût au moins fallu joindre celle du mythe et montrer qu’Héraclite ne pouvait s’y élever. Mais je puis apporter un texte qui prouve bien contre Zeller (p. 186, Cf. note 31 que l’Éphésien n’attaquait nullement les orgies dionysiaques.

    Iamblichus, de myst. I, 11. καὶ διὰ τοῦτο εἰκότως αὐτὰ (les orgies) ἄκεα Ἡράκλειτος προσεῖπεν.

    Quant au passage de Clément d’Alexandrie (Protreptr., II, 18) que rapproche Zeller et où, après avoir rappelé le fr.  63 (Cf. Strom., IV, 146,) — « les hommes ne savent pas ce qui les attend après la mort, » — l’exégète se demande pour qui parle l’Éphésien, il est bien clair que c’est le disciple du Christ qui menace du feu éternel les célébrateurs des orgies et s’élève contre la profanation du terme de mystère.