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bles, liées et coordonnées, chant ou récitation, je trouve que ce résultat est bien moins aisé à obtenir. De tous ces faits, je crois pouvoir conclure que, pour moi au moins, les mots existent comme représentations auditives et, en tant que tels, ne sont pas associés d’une manière indissoluble aux représentations motrices.

Il est facile de faire la contre-épreuve. Prenons un fait où les sensations motrices et tactiles jouent un rôle incontestablement important, un baiser par exemple, et remarquons qu’il s’agit ici de mouvements des lèvres, c’est-à-dire des organes qui jouent un rôle aussi dans la parole. Il m’est facile de me représenter mentalement l’acte de donner un baiser ; la représentation complexe ainsi formée comprend essentiellement des représentations motrices et tactiles localisées dans les lèvres et accessoirement quelques autres images visuelles, olfactives, auditives, etc. Si maintenant j’essaye de faire naître en moi cette représentation du baiser tout en faisant exécuter à mes lèvres d’autres mouvements réguliers par exemple, en remuant la mâchoire inférieure de droite à gauche et de gauche à droite, je reconnais qu’il m’est très difficile, sinon impossible, de me former la représentation complète d’un baiser que je donne. Tout au plus puis-je imaginer que j’en reçois un, parce qu’ici les représentations motrices n’interviennent plus. On voit que ce qui empêche la reproduction d’images complexes où les images motrices jouent un rôle n’empêche pas la reproduction de conversations, de mots prononcés, parce que là, chez moi du moins, les représentations auditives ont le rôle principal.

Enfin il me semble que M. Stricker dépasse l’expérience, quand il veut que l’idée de tout son soit accompagnée d’un sentiment plus ou moins clair dans les organes de l’articulation. Lui-même dit que les instrumentistes affirment que la pensée musicale est accompagnée chez eux d’un sentiment dans les doigts ou dans les lèvres. Les doigts ne sont pas des organes de l’articulation. Il faut admettre, je crois, simplement que les sens s’associent généralement aux mouvements qui accompagnent leur production, mouvements des doigts, des lèvres, de la langue, du larynx, mais que cette association n’est ni nécessaire ni indissoluble, et que, lorsqu’une des sensations domine, elle peut s’isoler de l’autre. Chez M. Stricker, d’après ses expériences, c’est la sensation musculaire ou motrice qui devient prépondérante, s’isole et reste le substitut du mot écrit ou parlé. C’est ce qu’on peut conclure du moins de certaines de ces expériences ; par exemple, quand il pense avec la plus grande attention aux mots pater et mater, il ne trouve « aucune autre différence que celle du sentiment du p et de celui de l’m ». Il dit encore ailleurs, et l’on se demande s’il ne dé-