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REVUE PHILOSOPHIQUE

Mais l’abstraction revêt encore d’autres formes dont l’adjectif lui-même peut être l’expression. L’idée que rend le mot speciosus dans le sens de beau est une abstraction eu égard au sens étymologique du même mot visible, manifeste, éclairé, brillant. Pareillement, ὀρθός, « juste », est abstrait vis-à-vis de ὀρθός, « droit » ; dans les deux cas, le changement de sens correspond à la transition d’une perception sensible à une idée, ou du réel à l’idéal[1]. Quant au rapport intime de celui-ci à celui-là, nous n’avons pas à nous en occuper ici ; il s’agit pour nous, non pas de reprendre le fameux débat de l’origine des idées, mais seulement d’examiner l’origine de l’expression des idées et de constater qu’au point de vue logique, l’idéal est l’abstrait comme le réel est le concret, et que le sens abstrait ainsi défini est postérieur au sens concret.

Envisagée sous cet aspect général, la question, je le répète, n’est pas neuve : l’étude combinée de la logique et de la grammaire a conduit depuis longtemps aux observations et aux conclusions que je viens de rappeler. Mais il s’y rattache d’importants corollaires qui n’ont pas, que je sache, été jusqu’ici l’objet d’un examen suffisant. Je citerai particulièrement la question de savoir d’après quelle voie on est passé de l’expression concrète à l’expression abstraite, et, tout d’abord, si cette voie a été régulière, si telle série d’expressions concrètes analogues a toujours donné naissance à de mêmes séries de correspondants abstraits, si, par exemple, les mots qui désignent le beau et le juste avec toutes leurs nuances dérivent constamment de ceux qui s’appliquent à la visibilité et à la rectitude physique, comme pour les diverses acceptions de speciosus et de ὀρθός. C’est ce côté particulier du problème dont je voudrais tenter l’étude après quelques observations sur la méthode que j’ai cru bon d’y appliquer.

Il est de toute évidence que cette étude, même en ne la faisant porter que sur quelques idées générales, exigerait, pour être complète, l’analyse des vocabulaires raisonnés du monde entier. C’est dire que, dans une pareille mesure, elle est actuellement impraticable. L’ouvrier et l’instrument font également défaut pour une telle tâche ; personne en effet jusqu’ici n’a été omniglotte, et chacun sait qu’une multitude d’idiomes attendent encore un Grimm ou un Littré pour en résumer la nomenclature et l’histoire.

Mais s’il est impossible, dans l’état actuel de la science, de faire appel à tous les témoignages utiles, il en est de parfaitement accessibles,

  1. Ce n’est pas ainsi, je le sais, que les logiciens modernes, et particulièrement Stuart Mill, définissent les mots abstraits ; mais une analyse radicale, coordonnée avec les indications de la linguistique, conduit inévitablement à la détermination que je propose.