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REGNAUD. — l’évolution de l’idée de briller

sent et qui résulte du passage du sens primitif absolu au sens spécial secondaire. Il en est ainsi, par exemple, de la signification des mots désignant les diverses couleurs qui dérivent toujours, ou presque toujours, du sens absolu ou compréhensif de brillant, clair ; l’idée des nuances en toute chose étant postérieure à celle de l’ensemble qui les embrasse et les présente d’abord en bloc à la perception.

Je dois ajouter encore que la famille phonétique et logique des mots qui signifient briller est certainement plus étendue que ne l’indiquent les subdivisions que j’ai adoptées. Elle comprend des rameaux de moindre importance que j’ai négligés à dessein ou dont je n’ai montré que l’amorce. J’ai pensé en effet que dans une étude aussi neuve il fallait s’occuper d’abord du tronc et des branches maîtresses ou, pour parler sans métaphore, qu’il convenait de recueillir avant tout les éléments de démonstration les plus apparents et les plus sûrs. Plus tard viendra le tour des détails qui exigent une analyse plus pénétrante et dont les rapports avec les traits principaux s’accusent avec moins d’évidence ou de certitude[1].

II

Un assez grand nombre de mots figurant à la liste destinée à démontrer les propositions qui précèdent ont une valeur mythologique, et beaucoup d’autres semblables pourraient y être ajoutés. Très souvent, du reste, ces mots recevront ici une explication étymologique différente de celle qui a eu cours jusqu’alors. Ces circonstances im-

  1. Mais comment se rendre compte que l’idée de briller ait été aussi féconde que l’indique notre tableau ? Je ne crois pas qu’il y ait là matière à doute si l’on admet les prémisses qui viennent d’être exposés. Le langage ayant commencé par l’expression des idées concrètes, c’est-à-dire de celles qui correspondent directement aux perceptions, y a-t-il lieu de s’étonner que la plus grande partie du vocabulaire ait eu pour point de départ les perceptions les plus vives, les plus nettes et les plus nécessaires, — celles de la vue ?

    On est du reste en présence de faits indiscutables. Le grand nombre de racines où de radicaux qui, en sanskrit, en grec et en latin signifient briller, ne peuvent s’expliquer par la nécessité d’exprimer des nuances qu’on y chercherait en vain. La multiplicité de ces radicaux et des formes qui s’y rattachent est certainement due à l’évolution phonétique. Mais si l’idée de briller et de voir n’avait pas joui d’une prédominance absolue, si elle n’avait pas présidé aux conceptions de la vieille humanité, la plupart de ces formes se seraient perdues comme d’inutiles doublets. Elles sont restées vivantes en dépit de leur abondance, parce que chacune d’elles était en rapport étroit avec la source intarissable de toute image intellectuelle et de toute peinture verbale, et aussi parce que l’apparition postérieure des nuances a fini par munir la plupart d’entre elles d’une fonction significative secondaire, mais spéciale et désormais nécessaire.