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REGNAUD. — l’évolution de l’idée de briller

Il est extrêmement vraisemblable, par exemple, que le mythe védique des Açvins ou des cavaliers célestes doit son origine à la synonymie. Le mot açvin, en effet, est considéré comme formé de açva, « cheval, » plus un suffixe dit possessif, in, qui donne très régulièrement à ce mot la valeur de « celui qui a un cheval, le cavalier », Mais le mot açva lui-même est en rapport étymologique étroit avec la racine aks, aç, « briller, brûler, être ardent ; » le cheval est primitivement « l’ardent, l’actif, le rapide », comme le montrent bien les doublets phonétiques de açva, tels que âçu, « rapide », ὠκύς, même sens, et ὀξύς, plus riche en nuances délicates issues de l’idée de brûlure et d’ardeur : « tranchant, perçant (cf. rac. tij), vif, incisif, rapide, agile, irascible, » etc. Je conclus de ces rapprochements et du caractère éminemment solaire et igné du mythe des Açvins que le mot qui les désigne n’est pas formé sur açva, « cheval », mais sur son antécédent logique açva « ardent[1]. Les Açvins sont au début les brillants, les ardents, les agiles, puis les cavaliers, quand le mot açva, générateur évident de açvin, s’est localisé au sens de cheval. Le trait mythique qui caractérise les Açvins résulte donc ici d’une étymologie exacte quant à la forme, mais erronée quand au sens. Autrement dit, on est en présence d’une fausse synonymie produite par l’homonymie : les Açvins sont devenus les cavaliers, quand on n’a plus vu dans açva l’ancien adjectif signifiant ardent, mais le substantif plus récent de même forme ayant le sens de cheval ; bref, c’est le jeu de mots inconscient et causé par une confusion entre les différentes valeurs de certaines formes identiques du langage qui a enrichi le mythe[2].

La fable grecque d’Aphrodite nous montre un enchaînement de faits linguistiques et mythiques absolument analogue.

Aphrodite passe pour être née de l’écume de la mer par suite de l’étymologie qui fait venir ἀφροδίτη de ἀφρός. Mais en réalité ces mots, quoique appartenant à une même famille, sont indépendants l’un de

  1. On retrouve la trace visible de cet antécédent dans l’application du mot açva au soleil. Il me semble difficile en effet d’admettre avec M. Bergaigne, (Rel. ved., I, 8,) que « l’idée de cheval est naturellement suggérée par la course du soleil » ; cette course semble trop lente pour avoir déterminé l’identification primordiale de l’animal rapide par excellence avec l’astre qui paraît se mouvoir si doucement au-dessus de nos têtes.
  2. On objecterait en vain que le mythe grec correspondant de Castor et Pollux, cavaliers comme les Açvins, prouve que le caractère principal de ce mythe est indépendant de se désignation, puisque le raisonnement qui vient d’être fait sur le mot açvin ne saurait s’appliquer aux mots κάστωρ et πολυδεύκης. Mais cette objection perd toute valeur en présence des nombreux mythes grecs qui ont perdu leur désignation proethnique, tout en gardant certains traits qu’ils devaient à cette désignation. Cf. Bhrgu et Prométhée, Indra et Ζεύς, etc.