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des reproches, soit le désir d’avoir été sage comme condition de n’avoir pas mal aux dents. Le raisonnement abstrait, indifférent, désintéressé, est très rare chez l’enfant en général, et presque impossible chez un enfant de cet âge.

D’autres exemples rendront cette vérité plus saisissante. Voici comment la crainte de l’inconnu, et surtout le désir de rester auprès de sa mère excitent une fillette de cinq ans et demi à raisonner. On parle de la mettre à l’école. Elle répond que le petit Ernest, le fils du voisin, qui a son âge, ne va pas à l’école. On veut lui apprendre à lire chez elle, et on lui achète un abécédaire. Rebutée par l’ennui que ce travail lui présage, elle dit : « J’apprendrai ce soir. » Le soir : « J’apprendrai demain. » Enfin on se décide à la conduire à l’école. Elle pleure toutes ses larmes, au moment du départ : « Et pourquoi apprendre à lire ? Je n’aime pas à lire dans le journal de papa : j’aime mieux jouer. Et je n’ai pas besoin d’écrire : je sais depuis longtemps. J’ai mis de l’encre avec la plume, l’autre jour, sur toute une grande feuille blanche de papier. Et je sais aussi compter jusqu’à dix, puis jusqu’à vingt, trente, quarante, et jusqu’à cent je n’ai pas besoin d’aller à l’école pour çà. Ni pour apprendre à chanter, non plus. Je chante toutes les chansons de maman, et toutes celles du garçon. » La voilà pourtant depuis deux mois à l’école : chose bizarre, elle a perdu, au moins pour le moment, son aplomb et son espièglerie d’autrefois ; elle est toute timide auprès de ses compagnes, peut-être parce qu’elle n’avait joué jusque-là que toute seule ou avec un ou deux enfants. Le fait est qu’elle se trouve encore dépaysée, et qu’elle s’ennuie à l’école, où elle reçoit pourtant des éloges pour sa conduite et pour son travail. Elle n’a pas encore oublié les jupons de sa mère. Ce sentiment d’ennui, et les autres qui s’y ajoutent, l’ont fait changer d’avis sur un point très délicat. Autrefois il ne fallait pas lui parler d’une sœur ou d’un frère qui pourraient venir. Elle dit mainnant « Je serais bien contente d’avoir une petite sœur. On la ferait aller en classe, et je resterais à la maison avec maman. » Ceci n’est pas enfant seulement, mais humain. J’ai vu bien des hommes se servir, après avoir changé d’opinion, pour établir leur nouvelle manière de voir, des mêmes faits qui leur avaient servi à prouver l’ancienne. C’est que le principe ou le point de vue, disons mieux, l’intérêt, la passion, le désir, peuvent changer du tout au tout, mais on ne fait pas pour cela table rase. Combien de politiciens et d’administrateurs se croient les mêmes, et sont au fond les mêmes, après avoir plusieurs fois changé de conclusions et de cocardes !

Les goûts naturels ou acquis de l’enfant ont autant d’influence sur la direction de ses pensées que sur celle de ses sentiments. Un enfant