Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
360
revue philosophique

viens d’avoir la varioloïde, et je ne suis pas encore guéri, mais si maman ne m’avait pas prodigué ses soins, je ne serais pas ce que je suis maintenant. Quand j’ai vu que je devais être malade, j’étais bien content d’être dorloté par maman ; mais quand je me suis senti piqué de toutes parts comme par des épingles, j’ai pleuré. » — A. « J’ai appris que tu avais été malade, et je suis content que ce ne soit rien. Ton gros chat, que tu as porté à l’hôpital des animaux, est-il guéri ? On m’a dit qu’il avait avalé une aiguille : pourquoi n’a-t-elle pas glissé ? » C. « Je suis bien fâché que tu sois malade. Et je voudrais bien savoir des nouvelles de ton chat, dit le mangeur d’aiguilles, s’il est mort ou vivant. J’ai bien pensé à lui, maman m’a dit qu’il est si beau que je voudrais le voir. Papa voudrait que tu écrives pour savoir de tes nouvelles. » — A. « On voit bien que tu as fait exprès une tache sur ta lettre, pour nous faire rire et nous faire chercher ce que ça représente. » C. « J’ai peine à croire que la tache qui est sur ta lettre se soit faite toute seule. Je pense bien que tu l’as beaucoup aidée, car elle ne se serait pas faite toute seule en forme de cuillère à graisse. » Ainsi les raisonnements ordinaires de ces deux enfants, l’un de neuf ans, et l’autre de sept, se valent en qualité logique, et diffèrent seulement par les nuances de l’expression, qui répondent à leurs différents caractères.

Soit dans leurs lettres, soit dans leurs conversations, ils montrent l’un et l’autre certains défauts de caractère, qui influent sur leurs raisonnements comme sur leurs désirs et leurs déterminations. L’indécision de l’un vient sans doute de ce qu’il voit plusieurs faces à tous les objets, plusieurs motifs de conclure ou de vouloir : si l’éducation n’y remédie, il pourra contracter l’habitude si funeste de ne pas savoir faire un choix entre plusieurs motifs, entre plusieurs conclusions, et, par la force des choses, de se déterminer sous l’empire de la nécessité, sans réflexion. Le défaut de son frère serait plutôt l’inconstance, qui accompagne la vivacité de l’esprit, mais qui peut entraîner, chez le meilleure esprit, le vague des raisonnements, la fragilité des résolutions, aussitôt prises, aussitôt abandonnées. À l’un manque l’énergie, à l’autre la solidité de la direction volontaires : deux défauts graves, mais qui peuvent être habilement tournés au profit des qualités qui leur sont associées de part et d’autre. Toujours est-il que leur mère, malgré son instinctive sagacité de mère, et leur père, esprit cultivé et dégagé de parti pris, ont bien souvent de la peine à faire la part du caractère dominant et des caractères adventices chez leurs deux enfants, de ce qu’il y a de réellement sérieux et de ce qui n’est qu’accident et fugitive apparence dans leurs sentiments, leurs raisonnements et leurs actions.