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prétendu élément dernier, toujours fuyant in infinitum, mais un fait ou un être quelconque, pourvu qu’il se reproduise en exemplaires nombreux et semblables, pourvu que, dès lors, il soit nombrable, et donne lieu par cette répétition à une quantité d’un nouveau genre, simple comme toute quantité, et fondement d’un monde nouveau de complications ultérieures ? C’est ainsi, en effet, que, dans la nature, et sous nos yeux, l’homogène naît de l’hétérogène[1] le simple vient du complexe au moins aussi souvent que l’hétérogène naît de l’homogène, le complexe du simple. Ce n’est pas l’homogène qui est essentiellement un état d’équilibre instable, malgré M. Spencer ; c’est l’hétérogène. L’homogénéité absolue, nous ne la voyons réalisée dans l’univers que par l’espace et le temps purs et vides, et nous ne nous apercevons pas que, depuis que le monde est monde, elle se soit altérée en eux. Mais l’hétérogénéité, on peut presque le dire, absolue, c’est le chaos incohérent de sensations et d’images qui constitue à chaque instant l’état psychologique de chaque homme ; et, au cours de la civilisation, conséquence fatale du rapprochement des hommes entre eux, nous voyons cette hétérogénéité, tout en se compliquant dans chaque cerveau, aboutir, par la similitude croissante de ces états psychologiques, à la formation graduelle, séculaire, de cette quantité sociale encore embryonnaire, mais déjà mesurable, déjà imposante par sa simplicité majestueuse, par sa direction de plus en plus rectiligne, qu’on appelle la foi ou le vœu, l’opinion ou la passion d’une masse populaire à un moment donné. Tout naît différent, chaotique ; et tout ce qui diffère aspire à s’assimiler, tout ce qui est qualifié tend à se quantifier. Rien n’est plus naturel aux individus humains épars et divers que de s’enrégimenter ; et dites si les lignes décrites par les mouvements de troupes bien disciplinées, ne sont pas quelque chose de beaucoup plus simple que les visages et les physionomies des soldats. D’autant plus simple et régulier que ces physionomies sont plus nuancées, plus intelligentes, plus complexes. En général, la vie sociale par tous ses aspects se simplifie et s’uniformise à mesure que la civilisation progresse, et dans son progrès, complique les besoins et les idées des individus. Cela est visible pour les langues qui vont se dégageant de leurs dialectes multiples, de leurs inversions savantes et subtiles ; pour les corps de droit qui tendent à se codifier, à rejeter le luxe ingénieux des fictions et des formes ; pour les religions, qui, en passant par exemple du brahmanisme au bouddhisme, du catholicisme au protestantisme, sacri-

  1. Depuis que ces lignes sont écrites, j’ai eu le plaisir de lire l’indication de la même idée sous la plume inventive et savante de M. Delbœuf, dans son bel article sur la Matière brute, et la Matière vivante (Revue phil. d’octobre 1883).