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BROCHARD. — PYRRHON ET LE SCEPTICISME PRIMITIF

nombreux où Cicéron parle de lui, nous ne soupçonnerions jamais qu’il ait été un sceptique. Pas une seule fois Cicéron ne fait allusion au doute Pyrrhonien. Bien plus, c’est expressément à Arcésilas[1] qu’il attribue la théorie d’après laquelle le sage ne doit avoir aucune opinion et quand il parle de l’ἐποχή, c’est encore à propos d’Arcésilas. Pourtant, l’occasion de parler du scepticisme pyrrhonien ne lui a pas manqué. Il y a dans les Académiques[2] deux passages où, pour les besoins de sa cause, il énumère avec complaisance tous les philosophes qui ont révoqué en doute la certitude de nos connaissances : on est surpris de trouver dans cette liste les noms de Parménide, d’Anaxagore, de Socrate même et de Platon : on est encore plus surpris de n’y pas lire celui de Pyrrhon.

Pour Cicéron, Pyrrhon n’est qu’un moraliste très dogmatique[3], très sévère, le plus sévère même de toute l’antiquité. Il croit à la vertu[4], au souverain bien, qui est l’honnêteté[5] ; il n’admet même pas ces accommodements auxquels se prêtaient les stoïciens : les choses indifférentes telles que la santé et la richesse, qui, sans être des biens, se rapprochent du bien, d’après Zénon (προηγμένα) sont absolument sans valeur aux yeux de Pyrrhon[6]. Cicéron le nomme presque toujours en compagnie du sévère stoïcien Ariston[7] et il dit qu’il pousse plus loin que Zénon lui-même la rigidité stoïcienne[8].

Ces textes, auxquels les historiens, sauf MM.  Waddington[9] et Lewes[10], ne nous semblent pas avoir apporté une attention suffisante, sont difficiles à concilier avec la tradition que nous rapportions tout

  1. Acad. 24. 77. Nemo superiorum non modo expresserat, sed ne dixerat quidem posse hominem nihit opinari ; nec solum posse, sed ita necesse esse sapienti. Cf. II, 18, 59.
  2. I, 12, 44. II, 23, 72, Sq.
  3. Un historien ancien, Numénius (Diog. IX, 68) le regardait aussi comme un dogmatiste.
  4. De Fin. IV, 16, 43. Pyrrho scilicet, qui virtute constitua, nihil omnino quod appetendum sit reliqueret.
  5. Ibid. III, 3, 11. Eis (Pyrrhoni et Aristoni) istud honestum, non summum modo. Sed etiam ut tu vis, solum bonum videri.
  6. Acad. 42, 130. Huic (Aristoni) summum bonum est, in his rebus neutram in partem moveri, quæ ἀδιαφορία ab ipso dicitur. Pyrrho autem ea ne sentire quidem sapientem : quæ ἀπαθέια nominatur.
  7. Acad. II, 42, 130. Fin. IV, 16, 43. IV, 18, 49. III, 3, 11. V, 8, 23. Tusc. V, 30, 85. Off. I, 2, 6. Fin. II, 11, 35. II, 13, 43.
  8. De Fin. IV, 16, 43. Mihi videntur omnes quidem illi errasse qui finem bonorum esse dixerunt honeste vivere, sed alius alio magis. Pyrrho scilicet maxime… deinde Aristo. Stoici autem quod finem bonorum in una virtute ponunt, similes sunt illorum quod autem principium officii quærunt, melius quam Pyrrho.
  9. Op. cit.
  10. History of philosophy, I, 237.