Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/531

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
527
BROCHARD. — PYRRHON ET LE SCEPTICISME PRIMITIF

dira-t-il[1] qu’il faut imiter sa manière d’être, et avoir ses opinions à soi. Plus tard encore on dira que c’est par les mœurs qu’il lui faut ressembler, pour être vraiment Pyrrhonien[2].

Comme Pyrrhon avait laissé de grands exemples, comme il était vénéré presque à l’égal d’un Socrate[3] par tous ceux qui l’avaient connu, les sceptiques trouvèrent bon plus tard, une fois leur doctrine complètement élaborée, d’invoquer son nom et de se mettre en quelque sorte sous son patronage : c’était une bonne réponse à ceux qui les accusaient si souvent de supprimer la vertu et de rendre la vie impossible. Ils étaient dans leur droit, jusqu’à un certain point, et, peu à peu, on en vint, au temps de Sextus et de Diogène, à lui attribuer des théories un peu différentes de ce qu’il avait pensé : on interpréta en un sens logique ce qui n’avait peut-être d’abord qu’une signification morale. Bref, Pyrrhon fut une sorte de saint, sous l’invocation duquel le scepticisme se plaça ; mais le père du Pyrrhonisme paraît avoir été fort peu Pyrrhonien. C’est plus tard que la formule du scepticisme fut : que sais-je ? Le dernier mot du vrai Pyrrhonisme était : Tout m’est égal.

IV. Il résulte des considérations précédentes que si on veut se faire une idée exacte de ce qu’a été Pyrrhon, c’est sa biographie qu’il faut étudier, c’est au portrait que les anciens nous ont laissé de lui qu’il faut accorder toute son attention. Dans les renseignements que nous a transmis Diogène, les seuls qui nous donnent quelque lumière sur ce point capital, il y a sans doute plus d’un trait dont il faut se défier, plus d’un détail trop légèrement accueilli. Mais tous ces faits, même s’il ne sont pas absolument authentiques, nous montrent au moins quelle idée on se faisait de Pyrrhon dans l’antiquité ; et sans doute la plupart sont exacts. Si on peut s’en rapporter à eux, Pyrrhon est un personnage remarquable dans cette longue galerie d’hommes étonnants, bizarres ou sublimes, que nous fait parcourir l’histoire de la philosophie, il est à coup sûr un des plus originaux.

Il vécut pieusement (εὐσεϐῶς)[4] avec sa sœur Philista, qui était sage-femme. À l’occasion, il vendait lui-même au marché la volaille et les cochons de lait : indifférent à tout, il nettoyait les ustensiles de ménage, et ne dédaignait pas de laver la truie. Son égalité d’âme était inaltérable ; et il pratiquait avec une parfaite sérénité l’indifférence qu’il enseignait. S’il arrivait qu’on l’abandonnât pendant qu’il parlait,

  1. Diog. IX, 64.
  2. Diog. IX, 70. Λέγοιτο δ’ἄν τις πυρρώνειος ὁμοτροπός..
  3. Lewes, dans le portrait qu’il trace de Pyrrhon (History of philosophy, I, 237), insiste sur cette comparaison avec Socrate.
  4. Diog. IX, 66, sqq.