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REVUE PHILOSOPHIQUE

aux Dieux c’est la sérénité de son âme, et le soin avec lequel il a évité les vains fantômes de la prétendue science. Le même caractère se retrouve d’ailleurs chez les successeurs immédiats de Pyrrhon. Ce qu’on voit reparaître le plus souvent dans les fragments mutilés de Timon, c’est l’horreur des discussions vaines et interminables où se complaisaient les philosophes : il leur reproche sans cesse leurs criailleries, et leurs disputes, surtout leur morgue et leurs prétentions : il mesure en quelque sorte la valeur des hommes à leur absence de morgue, et Xénophane, qu’il loue cependant beaucoup, n’en est qu’à demi exempt[1] (ὑπάτυφος). Ainsi encore Philon d’Athènes, disciple de Pyrrhon, vit loin des disputes d’école, et ne se soucie pas d’y acquérir de la réputation[2]. Euryloque, autre disciple de Pyrrhon, était aussi ennemi acharné des sophistes[3]. Si Timon se montre très dur pour Arcésilas, dont les idées, au témoignage de Sextus se rapprochent beaucoup des siennes, c’est sans doute parce qu’il use et peut-être abuse de la dialectique.

Dès lors, la doctrine de Pyrrhon nous apparaît sous un jour nouveau. Ce n’est pas par excès, par raffinement de dialectique, en renchérissant en quelque sorte sur ses contemporains, qu’il est arrivé au scepticisme : sa doctrine est plutôt une réaction contre la dialectique. Sans doute, il renonce à la science, et il est sceptique : mais ce scepticisme n’est pas l’essentiel à ses yeux, il ne s’y arrête guère, et il aurait peut-être été surpris autant que fâché d’y voir attacher son nom. Las des discussions éternelles où se plaisent ses contemporains, Pyrrhon prend le parti de répondre à toutes les questions : « Je ne sais rien ». C’est une fin de non-recevoir qu’il oppose à la vaine science de son temps ; c’est un moyen qu’il imagine pour ne pas se laisser enlacer dans les rets de l’éristique. Son scepticisme procède de son indifférence plutôt que son indifférence de son scepticisme. Son esprit s’éloigne de la logique pour se tourner tout entier vers les choses morales : il ne songe qu’à vivre heureux et tranquille. « Faire du doute, dit très bien M. Waddington, un instrument de sagesse, de modération, de fermeté et de bonheur, telle est la conception originale de Pyrrhon, l’idée mère de son système. »

On comprend dès lors qu’au temps de Cicéron, la seule chose qui eût attiré l’attention soit sa manière de comprendre la vie. Sa vie bien plutôt que ses théories, ses actes bien plutôt que ses paroles sont l’enseignement qu’il a laissé à ses disciples : aussi l’un d’eux

  1. Mullach, ibid. V. 29. Pyrrhon au contraire (V. 122.) est appelé ἄτυφος.
  2. Ibid. V. 80. — 81.
  3. Diog. IX, 69. ἠν πολεμιώτατος τοὶς σοφισαῖς ὡς ϰαὶ Τίμων φησὶν.