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DUNAN. — les théories métaphysiques

ment assurés de l’existence des corps que lorsque nous avons pu les toucher, mais que les sensations du tact sont des signes infaillibles de leur réalité. Comme si le toucher n’avait pas ses illusions aussi bien que tous les autres sens ! Qui ne connaît par exemple l’expérience du dédoublement de la boulette de mie de pain roulée entre les extrémités de l’index et du doigt majeur, quand on a fait passer ce dernier sur l’autre ? Mais les récentes études que l’on a faites sur l’hypnotisme fournissent des cas d’illusion du toucher en nombre presque infini, et d’une valeur tout à fait irrécusable. M. A. Binet, dans un article sur l’Hallucination publié ici même[1], en a rapporté plusieurs. Nous nous contenterons d’en citer un seul. « Je lui fais voir (à une femme hypnotisée), un enfant de quatre ans qui grimpe à un mur. À cette vue, elle se lève avec inquiétude, saisit l’enfant, et revient s’asseoir en le tenant dans ses bras. Pendant un quart d’heure, elle causa avec cet enfant imaginaire, ou plutôt elle lui adressait la parole, mais l’enfant ne répondait pas. Ainsi, elle lui disait : Pour-quoi as-tu peur de moi ? etc ; puis, après un silence : Pourquoi pleures-tu ? Il ne faut pas pleurer ; etc. » Est-ce que le toucher dans cette expérience et dans toutes les expériences similaires se comporte autrement que tous les autres sens ? « À l’état normal, dit encore M. A. Binet, ce que l’œil voit, la main le touche, l’oreille l’entend. Lorsqu’on fait naître une hallucination chez un sujet hypnotisé, tous les sens sont aussi d’accord, mais cet accord est une complicité. On dit à la malade qu’il y a un chat sur la table : elle le voit ; on lui dit de le prendre : elle le prend, le ramasse dans son tablier et le couvre de caresses ; s’agit-il d’un oiseau, elle l’entend chanter… les fleurs qu’on lui fait cueillir ont une odeur pénétrante qui la ravit. On peut lui servir un repas imaginaire qui lui donnera de délicieuses hallucinations du goût… Bref, les hallucinations de l’hypnotique sont des hallucinations complètes[2]. » Mais la chose peut aller beaucoup plus loin encore, puisque les hallucinations du toucher peuvent avoir pour objet le corps même de l’halluciné. Ne sait-on pas qu’il y a des fous qui se croient de verre, d’autres qui prennent leur corps pour un brouillard, etc ? Concluons donc, d’une façon générale, que l’on est mal fondé à vouloir faire reposer un argument en faveur de l’existence objective des corps sur la seule sensation de résistance, à l’exclusion de toutes les autres.

Voyons pourtant quels arguments on fait valoir en faveur de la théorie réaliste fondée sur la sensation de résistance. Voici comment

  1. Revue philosophique. Mai 1884.
  2. Ibidem.