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ANALYSES.ch. secrétan. Le principe de la morale.

moraux : ce qu’il faut donc établir, c’est qu’en fait cette solidarité existe. L’humanité ne forme qu’un seul être, l’individu n’est qu’un organe de l’humanité », écrivait M. Secrétan dans la Philosophie de la Liberté ; il n’a pas changé d’avis. Notre solidarité matérielle et morale est un fait d’expérience, elle ne peut s’expliquer que par l’unité de l’espèce. De ces deux thèses, la première s’impose, malgré les préjugés simplistes des gens qui, pour maintenir l’autonomie de la liberté, nient les faits. Pour s’entendre soi-même, il faut avant tout définir l’individu : de quelque ordre qu’il soit, l’individu n’est jamais simple ; l’unité de son être ne consiste que dans la solidarité plus ou moins complète des éléments qui le constituent. La conscience semble opposer une barrière infranchissable à l’unité de l’espèce, à cette sorte d’individualité spécifique. « Je me sens exister, vous vous sentez de même, donc nous sommes deux… Suit-il de là que nous ne soyons pas un ? » La conscience n’est qu’une forme, identique d’ailleurs en chacun de nous, mais la matière de cette conscience importe elle aussi eh bien ! nos pensées ne sont point à nous, nos inventions sont des réminiscences. « Toutes les consciences sont des instruments, plus ou moins d’accord, où le même air se répète. Il en est de même pour notre activité : la solidarité économique est un fait démontré. « En dépit de certaine rhétorique, jadis en cours dans les collèges, cette liberté que nous tenons pour réelle, afin de conserver la réalité de l’obligation, comporte du plus et du moins. » Dans la réalité, le libre arbitre et l’étroite solidarité de tous les hommes ne se contredisent point, mais la solidarité limite, restreint le pouvoir que nous avons de choisir un nombre limité d’alternatives nous est donné ; c’est entre ces étroites limites que se meut notre libre arbitre. À vrai dire, il ne s’atteste guère que par la prédominance des motifs réfléchis sur les impulsions instinctives. « L’homme vraiment libre est celui qui veut ce qu’il doit et qui le fait. La responsabilité de chacun est donc diminuée ; l’homme vivant aujourd’hui porte le poids de tous les siècles passés, mais en revanche il n’y a personne qui ne soit responsable que de ses actes, nous sommes solidaires du passé et nous pesons sur l’avenir de tout le poids de nos fautes. De cette solidarité constante, il faut bien, fut-ce en dépit de nous-mêmes, conclure à l’unité. Chaque individu n’a toute sa valeur, et n’a même une véritable individualité que par la place qu’il tient dans l’ensemble. Mais il faut que cette unité soit acceptée, voulue, pour devenir véritablement morale, pour être une union des volontés. On se heurte ici à une objection. L’impératif moral m’oblige d’affirmer la liberté et la responsabilité des individus et l’évidence logique m’atteste qu’elles sont inconciliables avec l’unité de substance. Pour triompher de cette objection a priori, M. Secrétan recourt aux faits : en fait les individus, agents libres, tendent à réaliser l’unité de l’espèce : l’unité dont il est ici question est l’unité de la volonté, car la substance est volonté. C’est dans l’amour, dans la charité que cette unité se réalise. Au delà de l’amour des sens, à la fois égoïste et fatal, où l’amant ne cherche que