Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
302
revue philosophique

son plaisir, mais est en réalité l’instrument de l’espèce, au delà de l’amour au sens humain, naïf, qui a pour but « la possession de l’être aimé tout entier dans le don parfait de soi-même », il y a un troisième amour, la bonté, la charité, qui ne veut que le bien de l’objet aimé et qui s’oublie soi-même. Sous l’empire de la charité, l’individu tend en quelque sorte à s’absorber dans l’ensemble, mais il ne veut pas s’anéantir ; il s’efforce au contraire de vivre chaque jour plus pleinement, parce que sa vie est utile aux autres. « Si le vœu des bonnes gens était accompli, si la charité régnait dans toutes les âmes, l’unité de l’humanité se trouverait réalisée en fait dans l’existence phénoménale. » D’ailleurs, et M. Secrétan insiste sur ce point : il n’y a pas de morale purement subjective ; il faut bien donner à l’obligation un contenu qui sera toujours pour la liberté une limite et une entrave. Le sujet moral ne se forme qu’au contact des faits, et c’est non pas dans l’intention, mais dans les actes qu’il faut chercher le critère moral. Il n’est pas nécessaire de vouloir le bien pour le bien, il suffit de le vouloir et de savoir que c’est le bien.

Dans la théorie de la morale, qu’a formulé M. Secrétan tous les principes des diverses écoles doivent trouver place, ils ne sont faux que parce qu’ils sont exclusifs. La morale religieuse est la morale parfaite : toute morale, pourvu qu’elle prescrive quelque chose est nécessairement religieuse, à son insu souvent et malgré qu’elle en ait. Il ne s’agit pas ici bien entendu d’une morale renfermée dans des livres sacrés on transmise par la tradition : la morale religieuse est fondée sur ce que Dieu est à la fois l’auteur de la loi et l’auteur de l’être qui la porte gravée en lui ; obéir à l’ordre de Dieu, réaliser sa propre nature sont des expressions synonymes : c’est en nous-mêmes que nous trouvons inscrite la volonté de Dieu. M. Secrétan passe alors à la critique des autres doctrines morales : si l’utilitarisme veut être conséquent, il faut qu’il pose en principe que l’avantage personnel de l’agent, c’est-à-dire ses jouissances sont le seul but possible de ses actions. M. Secrétan n’examine pas un système qui vaudrait qu’on le discute, celui qui admettrait comme critère moral d’un acte l’intérêt de tous les hommes, et, qui, par leur intérêt entend autre chose que leurs jouissances. C’est d’un utilitarisme mutilé, d’un utilitarisme où le rôle des sentiments sympathiques, si hautement proclamé par Darwin, par Spencer, a été réduit à rien, que M. Secrétan triomphe aisément. Jamais les philosophes qu’il traite en adversaires n’ont tenu le langage qu’il semble leur prêter et ainsi ses critiques ne portent peut-être pas autant qu’on pourrait le penser. La morale empirique est pour M. Secrétan un assemblage de morceaux disparates, mais c’est là une opinion personnelle ; la grande différence entre M. Secrétan et les partisans de la morale empirique, c’est qu’ils considèrent comme des conseils, bons à suivre, ce qui est pour M. Secrétan une obligation. Presque tous souscriraient, nous semble-t-il à cette manière de penser : « La recherche du bonheur est-elle bien un devoir, tout le devoir ? Il nous le semble : le devoir ne peut con-