Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
306
revue philosophique

la volonté parfaite est le but, la volonté parfaite est donc le principe. » Si l’on veut dans l’homme assigner un objet à cette volonté parfaite, ce sera encore le bonheur, qui, en dépit des moralistes austères, restera toujours la pierre d’angle sur laquelle s’élèvera la morale. Le principe de l’être est donc la volonté du bonheur ; Dieu veut son bonheur d ns lequel est compris celui des êtres finis et le monde est organisé pour le bonheur des êtres sensibles. La conclusion serait juste si l’ordre du monde était tel qu’il semble devoir être. Mais l’expérience n’est pas favorable à cette conception. « Si le bonheur des êtres sensibles est le seul but assignable, n’hésitons pas à convenir que ce monde est une œuvre manquée. » Mais pour qu’une métaphysique soit possible, il faut que la perfection soit raison d’être des choses ; renoncer à ce point de vue, c’est abdiquer sa raison : le pessimisme et l’empirisme se confondent. Il faut aller plus loin encore dans l’analyse du bien. Le bonheur n’est que le signe d’un état de l’être — c’est cet état qui peut devenir l’objet normal de la volonté — en d’autres termes, c’est la volonté même qui doit devenir à elle-même son propre objet. À la volonté absolue nous ne saurions alors assigner d’autre objet qu’elle-même. Le monde devient intelligible, c’est une sorte de gymnase, un lieu d’exercice pour la volonté, pour la vertu. Aimer autrui, c’est alors non plus vouloir son bonheur, mais vouloir qu’il se veuille, vouloir qu’il s’affirme en voulant la réalisation de la volonté d’autrui. Mais alors nous retombons toujours dans cette même définition, évidente, mais stérile : le bien, c’est l’être. À dire vrai, ce n’est que du sens moral que ces mots la volonté, l’être, le bien reçoivent une valeur positive, et cette valeur n’existe que pour ceux qui croient qu’elle existe. Dans la société morale, nous pouvons comprendre comment par l’amour réciproque la volonté peut devenir son propre objet. Mais « même avec le secours de la loi morale nous n’arrivons pas à comprendre Dieu. Dieu n’est pas une idée, c’est la limite de nos connaissances. Si l’ordre moral est principe de l’être, il faut qu’il soit être lui-même, il faut qu’il soit volonté ; nous pouvons aller jusque-là, nous n’en savons pas davantage. En parlant d’un Dieu personnel, nous ne disons rien d’intelligible, sinon que Dieu peut et qu’il doit former l’objet essentiel de nos affections. » Nous ne pouvons savoir ce que Dieu est pour lui-même, et d’ailleurs cela nous est inutile. En fin de compte, nous savons que la volonté de Dieu est parfaite, mais la perfection de la volonté absolue reste une inconnue, un cadre à remplir.

M. Secrétan termine son livre comme il l’avait commencé : c’était une théorie générale de la religion qui servait d’introduction à sa doctrine morale ; c’est une vue d’ensemble sur le christianisme et son rôle philosophique qui en forme la conclusion[1].

Ce christianisme est un christianisme très large, très libéral. M. Secrétan est dégagé des préoccupations confessionnelles, bien que son éducation protestante ait donné à son esprit un

  1. Ces derniers chapitres n’ont pas paru dans la Revue philosophique ; ils ont été publiés dans la Revue chrétienne.