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ANALYSES.ch. secrétan. Le principe de la morale.

dépit de nous-mêmes et nous traînent au but quoique nous en ayons, mais il est certain qu’elles ne s’emparent pas de nous sans lutte et qu’il est bon qu’elles aient des auxiliaires. L’intérêt personnel, les sentiments de sympathie qui nous attirent vers autrui, le goût même du beau, ne suffisent pas toujours : c’est le rôle du sentiment religieux, de la foi en Dieu de nous donner la force de pratiquer cette morale que l’expérience nous a enseignée et de la pratiquer, parce que c’est sa volonté. Il nous semble donc que M. Secrétan, avec sa croyance ardente en Dieu et les fécondes données que lui fournissait l’expérience, avait en main des éléments suffisants pour construire une morale sans recourir à cette obscure idée du libre arbitre qui entraîne à tant de controverses, sans s’appuyer sur cette idée plus obscure encore de l’obligation. Ce sentiment de l’obligation, est-ce donc autre chose après tout, quand on lui a enlevé cette valeur mystique que lui a donné Kant, que notre impuissance à nous soustraire à l’idéal que nous avons conçu ? Si M. Secrétan n’avait pas été dominé par le désir de fonder une morale qui donne des ordres et non des conseils, il n’aurait pas cru, comme il l’a fait, qu’il pourrait devenir nécessaire de subordonner la science à la pratique : comment la connaissance du monde pourrait-elle nous empêcher de concevoir un idéal et de désirer l’atteindre, comment pourrait-il y avoir, si nous croyons en Dieu, opposition entre ce qui est vrai et ce qu’il faut faire, et si nous ne croyons pas en Dieu, n’est-il pas étrange de nous insurger contre les faits et de les nier au nom d’un idéal qu’ils nous ont servi à former. Ce qu’il faut avouer, c’est que la morale ne peut être impérative, parce que l’idéal est mobile et change sans cesse à mesure que nous connaissons mieux le monde et nous-mêmes, ou que si elle veut être impérative, il lui faut renoncer à être une morale pratique et se condamner à rester purement formelle. M. Secrétan l’a bien compris, aussi a-t-il insisté avant tout sur le contenu expérimental et tout scientifique de sa morale. Il faut signaler tout particulièrement à l’attention les chapitres où il insiste sur l’étroite solidarité qui existe entre tous les hommes : la démonstration est faite, nous semble-t-il. La réalité substantielle de l’espèce, considérée comme un être un, qui va se développant et grandissant à travers les âges, ne nous paraît pas établie avec autant de certitude. Les objections sont éludées plutôt que réfutées : la distinction des consciences peut métaphysiquement n’avoir que peu de valeur, mais en fait il m’est impossible de me confondre avec mon voisin ou mon père et de penser avec leurs esprits. Si instable que soit la réalité du moi, au moment où le sujet a conscience de lui-même, c’est de lui-même qu’il a conscience et non d’un autre. Il est impossible de conclure que deux consciences n’en font qu’une seule de ce fait qu’elles ont des contenus presque identiques. Quoi qu’il en soit, il y aurait de curieux rapprochements à faire avec les théories qui considèrent les sociétés comme des organismes vivants, avec la théorie surtout de la conscience collective, telle que l’a formulée M. Espinas. Il est fort intéressant de voir comment cette conception a obligé M. Secrétan à modifier la notion courante de l’individu