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LE CONCEPT SCIENTIFIQUE DU CONTINU

ZÉNON D’ÉLÉE ET GEORG CANTOR


I. Le Rôle de Zénon d’Élée.

On a dit souvent que la rigueur extrême, la prudence parfois trop scrupuleuse pour des yeux modernes, qui caractérisent la méthode et les démonstrations de la géométrie hellène, ont eu historiquement une raison d’être dans la nécessité de se garantir contre les attaques des sophistes « qui niaient des choses beaucoup plus évidentes[1] » que les propositions fondamentales des mathématiques. Il y a là, ce me semble, une erreur facile à réfuter ; d’une part, en présence d’un document comme le fragment d’Endème sur la quadrature des lunules par Hippocrate de Chios[2], il est permis d’affirmer qu’avant l’époque des sophistes, les méthodes essentielles étaient constituées en géométrie, et que les démonstrations avaient déjà revêtu la forme destinée à devenir classique. D’un autre côté, aucun témoignage de l’antiquité ne permet de soupçonner que les sophistes se soient jamais attaqués aux géomètres ; tout au contraire, Platon, par exemple, nous représente son maître, Théodore de Cyrène, comme particulièrement lié avec Protagoras et comme partageant ses idées. Hippias d’Élis fut un mathématicien remarquable, à qui l’on doit l’invention de la première courbe (la quadratrice), qui fut considérée après le cercle. Enfin, si Antiphon ou Bryson se sont plus ou moins malheureusement essayés à la quadrature du cercle, ils ont en tout cas plutôt marché dans la voie du progrès, et ils n’ont nullement tenté de contester les vérités déjà acquises.

La rigueur logique de la géométrie grecque doit donc être considérée comme provenant exclusivement du caractère propre à la race hellène ; elle s’est gardée scientifiquement, non pas contre de

  1. Duhamel, Éléments de calcul infinitésimal, I, p. 8.
  2. Fragment conservé par Simplicius sur la physique d’Aristote (édit. Diels, Berlin, 1882, p. 54-69)