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Quel est le mobile naturel de la vengeance ? C’est la révolte du sentiment d’infériorité de l’homme vis-à-vis de quiconque lui inflige un dommage. L’homme est porté à dominer ses semblables, et il souffre de tout acte qui le fait inférieur à quelqu’un. Le dédommagement du mal souffert sera plus tard un but pour la justice, il est un moyen pour la vengeance. Si la vengeance eut signifié la justice, la contre-vengeance, réplique à la vengeance eut été une injustice, et il n’en était pas ainsi, car la vengeance se continuait par les mêmes motifs qui l’avaient fait naître.

La peine a pris lentement la place de la vengeance, elle n’en est pas sortie. Quels ont été les agents naturels de cette succession de faits ? D’abord l’envie et la soif de la domination ont cédé au mobile, devenu plus fort, de la possession (la richesse, ajouterai-je, assurant effectivement le pouvoir), et la coutume de la composition pécuniaire a commencé de s’établir. La communauté des familles avait tout intérêt à prévenir les conséquences désastreuses de la vengeance privée et à faire prévaloir la composition. Elle y a employé divers moyens, tels que le droit d’asile, la fixation de la somme du rachat en raison de l’état de l’offensé ; même le dommage non prémédité devait être réparé, et, d’après la loi d’Erich, une indemnité est accordée au propriétaire de l’étang où se noie un homme. La communauté fait plus que d’obliger l’offensé à composer avec l’offenseur, elle impose à ce dernier une amende au profit de l’État, le fredus ou Friedensgeld. Ce fredus ne représente pas encore la peine ; il est une simple partie du payement, il répond à un besoin de sécurité, et la signification morale de la peine a découlé des conceptions religieuses de l’humanité. Le monde divin est une projection, dans l’au-delà, de l’esprit de l’homme, puisque l’homme fait à mesure l’éducation des dieux qu’il a créés. Les lois ne lui viennent pas du ciel, elles lui retournent du ciel ; mais elles ont pris en chemin un caractère de nécessité qui impose davantage.

Si maintenant on observe dans l’individu l’évolution morale correspondante à ces changements dans l’état social, une question nouvelle se pose, à savoir comment l’homme a fini par attacher un jugement moral à des mots signifiant un état, une sensation (envie, sympathie, etc.), qui n’en impliquaient aucun primitivement ou qui en impliquaient un contraire au nôtre. Le mot pirate, par exemple, enferme pour nous un jugement mauvais, et le mot viking a, au contraire, enfermé un jugement bon. La peine matérielle était exempte d’abord de toute idée d’expiation ou de sanction ; mais les hommes venus plus tard ont vu dans cette peine la conséquence de la faute, le châtiment, par un simple effet d’optique, et d’autant plus que la justice de Dieu s’incarnait dans la justice des hommes. On poussera cette illusion d’optique jusqu’à prendre pour des sanctions des événements concomitants tout à fait fortuits. La sanction suppose l’obligation. Les motifs d’utilité qui ont conduit l’espèce tombent peu à peu ; il reste la notion acquise d’un devoir-faire, et les impératifs hypothétiques, c’est-à-dire adaptés à un