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des sentiments en particulier, après en avoir parlé plus haut à propos de psychologie générale, n’est pas une chose simple, mais un résultat complexe de l’expérience : appliquée aux sentiments elle n’est pas seulement une conscience, elle est souvent une connaissance. Il est parfaitement établi dans la science des facultés intellectuelles, que la perception des sens extérieurs n’est pas une simple affaire des sens, mais que l’intelligence y est intéressée à un haut degré. Il en est exactement de même dans le domaine du sentiment. Quand nous reconnaissons une impulsion, un sentiment, une émotion quelconque, il ne s’agit pas là seulement d’un fait de sens intime, il s’agit d’un fait intellectuel, de connaissance, associé au phénomène affectif, sentiment, émotion, etc. En d’autres termes, la connaissance de nos sentiments, passions, émotions, etc., est médiate et non immédiate, dérivée et non primitive. La preuve en est qu’on ne les reconnaît pas toujours et qu’on s’y trompe souvent. Outre les exemples généraux dont j’ai parlé on pourrait en donner d’autres non moins probants. Les premières émotions de la puberté, par exemple, ne révèlent pas leur but. Je connais une personne qui se trompe parfois sur la soif et la faim et mange alors que l’organisme a besoin de boisson : le besoin se fait sentir, mais il n’est pas reconnu. La conscience pure d’une émotion serait une chose bien différente de ce que l’on croit, elle ne devrait comprendre ni la représentation du but, ni être reconnue et classée, — toutes ces opérations étant des opérations intellectuelles, et constituant une connaissance non une conscience. Elle se réduirait au phénomène émotif pur, à une sorte de secousse aveugle, à ce que plusieurs appelleraient improprement un phénomène inconscient.

Nous pouvons reprendre à présent notre esquisse du développement des sentiments. Nous avons vu comment ils naissent. Quelques-uns, répondant à des tendances d’une organisation constante et dont la satisfaction reste toujours la même, ou à peu près, demeurent indéfiniment dans l’état qu’ils atteignent bientôt ou tout au moins ne varient pas sensiblement. Il en est ainsi, chez bien des gens, des phénomènes affectifs liés aux actes de manger et de boire. Pour qu’un sentiment évolue et acquière une intensité et un développement particuliers, il faut que ce sentiment rencontre certaines circonstances spéciales. Par exemple l’amour contrarié arrive parfois à la passion. Si les causes générales qui l’ont fait naître subsistent toujours, si de nouvelles causes viennent s’ajouter à celles-là pour agir dans le même sens et si les causes, qui pouvaient au contraire l’amoindrir ou le faire disparaître font défaut (absence, distractions fortes, etc.), en ce cas la force nerveuse absorbée par la tendance psychique devient de