Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/480

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
476
revue philosophique

c’est que ces sentiments secondaires et combinés, en apparaissant, en forcent souvent quelques autres à disparaître. L’état général du sentiment en vient ainsi à se modifier considérablement comme le ferait l’harmonie d’un orchestre où des instruments se remplaceraient. Ces changements ne sont guère apparents, on ne les aperçoit pas, parce qu’ils se font insensiblement sans transitions brusques, mais ils sont réels et nous les apercevons clairement quand certaines circonstances nous remettent momentanément à peu près dans la situation d’esprit où nous nous trouvions autrefois. Il suffit pour cela, comme on le sait et comme les lois de l’association nous l’apprennent, que quelque sensation forte à laquelle s’était attaché le sentiment sous sa première forme vienne à se reproduire. La différence ainsi perçue est telle que l’on en reçoit souvent une impression assez forte, facile à expliquer par la théorie que j’ai exposée sur les causes de l’émotion et analogue à celle que produit un effet bien souvent employé dans l’opéra, le retour à la fin du drame d’une phrase musicale déjà entendue au début dans des circonstances tout autres et souvent opposées. Souvent ces changements sont dus à des circonstances très appréciables qui donnent un ton particulier au sentiment principal, comme par exemple quand à cause d’un incident quelconque l’amour se teinte de jalousie ; quelquefois ils paraissent devoir être attribués simplement à l’accoutumance de l’esprit.

Nous avons vu comment le sentiment pouvait en naissant et en se transformant aussi atteindre le plus haut degré de force et d’organisation compatible avec la conscience et l’émotion, mais il n’y arrive pas toujours. Souvent son développement se trouve enrayé et cela peut arriver de plusieurs manières et par des causes de nature contraire. Tantôt la tendance est trop vite satisfaite et trop complètement, alors, à moins d’une grande réserve d’énergie physique pour renouveler l’impulsion, la tendance est complètement satisfaite et le sentiment cesse. On a beau être resté longtemps sans manger et avoir une faim extrême, on arrive à se rassasier. D’autres fois, au contraire, le sentiment meurt pour n’être pas satisfait, et ceci se produit quand les événements extérieurs ou intérieurs qui faisaient naître l’impulsion cessent de se produire. Pour peu que d’autres circonstances fassent naître des impulsions différentes, les forces psychiques d’abord employées par le sentiment non satisfait sont employées ailleurs, la tendance disparaît et le sentiment avec elle. Ainsi nous voyons que si nous voulons ramener à une seule formule ces cas opposés et en montrer le rapport avec notre théorie, nous pouvons dire le sentiment résultant d’une impulsion arrêtée disparaît et doit disparaître quand l’impulsion disparaît ou bien quand l’arrêt