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pose à la pensée en présence des annales de l’histoire, mais ce progrès a-t-il un caractère continu ? Paraît-il l’application d’une loi générale et absolue comme la loi du développement physique de l’univers ? Il ne le semble pas ; et l’on ne saurait exprimer les faits d’une manière solide, ou même simplement spécieuse, sans faire intervenir la constatation de périodes de recul et de décadence. Il en est ainsi d’une manière très apparente dans le domaine de l’art et de la littérature. En ce qui concerne les mœurs, sans chercher des exemples plus récents, il aurait été difficile de faire admettre à Perse et à Juvénal que la moralité publique à leur époque était supérieure à ce qu’elle avait été aux beaux temps de la République romaine. Il semble même qu’il y a un antagonisme entre les divers éléments du développement de l’humanité, et qu’une civilisation matérielle très avancée coïncide le plus souvent avec la décadence des mœurs. Les historiens de la religion, ceux mêmes qui sont favorables, d’une manière générale, à l’idée de l’évolution, sont obligés de constater des pas en arrière et des éléments de superstition venant altérer des conceptions religieuses primitivement plus pures[1]. Les langues parlées par les sauvages ne paraissent-elles pas les débris d’une parole antérieurement plus développée et plus savante ? C’est une question qui mérite d’être soulevée, et qui ne semble pas susceptible d’une réponse bien certaine dans l’état actuel de nos études. Si l’on réunit les différents problèmes que soulève l’idée du progrès dans une question unique, celle du bonheur, la réponse devient extrêmement difficile. Il est certain que, dans les états civilisés, les conditions extérieures du bien-être ont fait d’immenses progrès, et deviennent accessibles à une partie toujours plus considérable des populations. Mais entre les conditions extérieures du bien-être et le bonheur on ne peut point établir une équation, parce qu’il peut arriver que les hommes progressent moins dans le bonheur que dans les désirs nés du développement même de la civilisation, désirs qui rongent et tourmentent les individus. C’est une remarque de M. de Hartmann[2] qu’on aurait tort de ne pas prendre en sérieuse considération. La tradition de l’âge d’or suppose le sentiment du déclin des choses humaines, sentiment qui, bien qu’il puisse être faux dans un sens absolu, n’existe pas toutefois sans des raisons d’être profondes. Si l’on veut maintenir sa pensée en équilibre, après avoir constaté les manifestations du progrès que l’on ne saurait nier sans un parti pris, il faut accorder une attention suffisante aux arguments des pessi-

  1. Voir p. ex. La Science de la Religion, par M. Muller.
  2. La Religion de l’Avenir, page 138.