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ceux mêmes en faveur de qui on les prélève, perdent ainsi de divers côtés autant et plus qu’ils ne reçoivent.

Tout entier à l’effet qu’il veut produire, le législateur ne pense nullement aux effets lointains et détournés que ses actes produisent réellement. La force des précédents ne le préoccupe jamais, quand elle devrait sans cesse lui être présente à l’esprit. C’est ainsi qu’une série de mesures fâcheuses, dont aucune isolément ne serait grave par ses résultats prochains, forment ensemble un courant irrésistible qui finit par changer entièrement la face des choses. Le législateur ne s’est pas d’abord proposé expressément de faire prévaloir sur le système de la coopération volontaire par compagnies et associations libres le système de la coopération forcée sous l’autorité de l’État ; mais il a suffi qu’il agit à l’aveugle, sans se demander jamais quel type de structure sociale ses actes tendaient à produire, pour qu’en fait ce dernier système ait prévalu sur le premier, au point de menacer aujourd’hui les citoyens d’un véritable esclavage. « En 1833 on vote une subvention annuelle de 20 000 livres pour aider à construire des maisons d’école, sans aucune intention, à coup sûr, de poser en principe que Pierre dût payer pour élever les enfants de Paul, ni de priver les veuves pauvres de l’aide de leurs enfants ; on n’en a pas moins été conduit de proche en proche, à la somme de 6 000 000 de livres, montant actuel des taxes imposées de ce chef. » Nous avons bien fait ceci, pourquoi ne ferions-nous pas cela ? Voilà le raisonnement qu’on entend tous les jours. La construction et l’exploitation des télégraphes par l’État est devenue un argument pour pousser l’État à construire et exploiter les chemins de fer, c’est-à-dire à se faire mécanicien, constructeur de wagons, etc., et à prendre à son compte vingt industries jusque-là laissées aux particuliers. Non content de fournir aux enfants à frais publics la nourriture de l’esprit, on commence à y joindre dans certains cas la nourriture du corps.

Le résultat trompe-t-il les espérances, ne croyez pas qu’on s’avisera d’en conclure qu’on a fait fausse route ; on ne voit là qu’une raison de faire un pas de plus dans la même voie, c’est-à-dire de rendre plus générale l’intervention et plus lourde la main de l’État. Ainsi le bien que n’a pas fait la charité forcée, c’est de l’assurance forcée qu’on espère maintenant l’obtenir.

Vous voulez donc que cette misère continue ! dira quelqu’un. Exclamation trois fois naïve, qui implique trois erreurs à la fois. Elle prend pour accordé : 1o que toute souffrance devrait être empêchée, ce qui n’est pas vrai, car la souffrance a une vertu curative, et empêcher, c’est souvent se priver d’un remède ; — 2o  que tout mal peut être écarté, tandis qu’en fait, étant donnée notre nature, beaucoup de maux ne peuvent être que déplacés ou transformés, et bien souvent s’aggravent par le changement ; — 3o enfin, que c’est l’affaire de l’État de guérir les maux de toutes sortes, comme s’il ne pouvait arriver que le remède vint d’ailleurs et plus sûr et plus prompt.