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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/214

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dans toute sa force ; il faudrait en revenir à la production purement individuelle, c’est-à-dire, en somme, presque à la sauvagerie économique. D’autre part, on peut, comme dans les grandes compagnies, combiner un système de primes, d’avancement, etc., qui maintienne dans la mesure nécessaire l’excitation de l’intérêt personnel. On peut remarquer enfin que l’État obtient à très bon marché des services très distingués que les particuliers sont obligés de payer beaucoup plus cher. On l’a accusé de couper des bûches avec des rasoirs ; cela prouve au moins qu’il trouve les rasoirs à bon compte. Et remarquons-le, cela n’est pas vrai seulement dans l’ordre administratif, qui est du ressort incontesté de l’Etat, mais dans l’ordre technique. Ajoutons que plus l’État est puissant, plus large est le rôle qui lui est assigné, et plus il obtient facilement ces services, tandis qu’un gouvernement qui règne et ne gouverne pas, un gouvernement effacé devant l’initiative privée doit les payer très cher. Il faut bien admettre enfin que la conscience d’une responsabilité sociale élève l’esprit, que la recherche de l’estime et de la gloire, que le sentiment de l’honneur et du devoir accompli ont une bien plus forte prise sur celui qui remplit une fonction publique que chez celui dont les pensées ne vont pas au delà du souci de sa propre fortune. Quel mal y aurait-il à ce que ces mobiles plus nobles de zèle et d’activité vinssent remplacer dans une proportion croissante les mobiles intéressés, puisque aussi bien on peut continuer à utiliser ces derniers dans la mesure indispensable ?

L’intérêt privé n’a pas toutes les vertus, ni moralement, ni socialement. Initiatives privées, intérêts inférieurs, voilà une relation aisée à constater dans nombre d’exemples. C’est l’intérêt particulier qui ameute les bateliers du Weser contre le bateau à vapeur de Papin. C’est l’intérêt particulier des tisserands à la main qui, en 1848, arrête les premiers métiers mécaniques montés à Roubaix[1]. Le chef d’une institution libre ne vise guère à élever le niveau de l’instruction ; car qui le lui demanderait ? Ce ne sont ni les élèves, ni même les parents ; c’est seulement l’intérêt du pays Félicitons-le s’il ne va pas jusqu’à attirer sa clientèle par le relâchement de la discipline et la mollesse du travail. On craint souvent que le socialisme n’abaisse le niveau moral et intellectuel, et ne tende en particulier à supprimer toute espèce d’art et de culture désintéressée. Cette crainte est malheureusement provoquée, il faut le reconnaître, par les tendances étroitement positives que manifestent nombre de socialistes. Mais elle serait plutôt motivée par la démocratie en général que par le socialisme en particulier ; on pourrait même soutenir que de toutes les formes que peut revêtir la démocratie c’est encore la forme socialiste qui a le plus de chances d’écarter ce danger précisément pour toutes les raisons qui précèdent. L’État y occupe une situation élevée et y domine les petitesses de l’intérêt particulier les hommes qui le représentent sont grandis par la noblesse de

  1. Le Temps, 3 déc. 1891.