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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/215

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REVUE GÉNÉRALE. — justice et socialisme

leur tâche ; ils sont amenés par la force des choses à prendre pour règles des idées universelles seules adéquates à l’intérêt vraiment général. Le désintéressement, c’est de l’intérêt universalisé. Les socialistes auraient beau jeu à rejeter précisément sur l’individualisme excessif et l’égoïsme qu’il exalte, la responsabilité d’une déchéance déjà très avancée dans le sens que l’on redoute. Car il n’est guère facile de concevoir le règne de la médiocrité plus complet qu’il ne l’est devenu dans notre régime de concurrence, avec ses chromolithographies, ses statues de zinc, sa musique d’opérette, son feuilleton à un sou et tout son luxe de bazar. Où trouve-t-on moins d’art, et même moins de science pure, que dans cette société américaine représentée par M. Spencer comme le meilleur modèle actuellement existant de l’individualisme et du laisser-faire ? Il n’y manque cependant pas de milliardaires pour y encourager les arts ! Mais c’est chez nous qu’ils viennent chercher leurs tableaux et leur musique, chez nous, pauvres victimes d’une administration tracassière et entreprenante qui organise des écoles de peinture et des conservatoires, et qui, héritière impénitente du droit divin d’un Louis XIV, continue de loin ses errements en achetant quelques œuvres, en décernant quelques prix et en payant quelques pensions ! Pourquoi donc, en somme, l’État ne serait-il pas un Mécène aussi passable que M. Vanderbilt ?

D’un autre côté, l’initiative privée, c’est aussi l’incohérence et l’anarchie. Initiatives particulières, les trains qui ne correspondent pas, les tarifs discordants et inextricables, où le public se perd et perd son argent. Produit spontané, l’absurde système des mesures et monnaies anglaises, dont M. Spencer se plaint lui-même, et aussi le fouillis indéchiffrable des lois anglaises, qui le révolte. À l’intervention officielle et artificielle au contraire sont dus le net et méthodique système métrique auquel les nations accèdent une à une, les codes clairs et définis grâce auxquels c’est la loi qui régit la jurisprudence, et non les précédents de la jurisprudence qui servent de loi. Produit spontané encore, la croissance des vieilles cités aux ruelles étroites et obscures, sales et tortueuses, où les maisons empêchent de voir la ville entreprise publique au contraire l’ouverture de voies larges, aérées et salubres, bien ménagées pour l’utilité des communications comme pour le plaisir des yeux.

D’une manière générale, M. Spencer semble d’ailleurs exagérer la distance qui sépare le naturel de l’artificiel. L’artificiel, lui aussi, est un produit de l’évolution. La direction du cerveau est aussi naturelle que le mouvement réflexe. Les arrêtés d’un ministre, les votes d’un parlement, les décisions d’un conseil d’administration sont naturels, en un sens, aussi bien que les agitations sans direction d’une masse sociale dépourvue de tête. L’initiative privée elle-même n’obéit guère à cette règle qui serait, suivant M. Spencer, celle du développement naturel des organismes : que les organes naissent, grandissent et disparaissent avec les besoins. Est-il vrai qu’elle attende toujours les besoins pour les satisfaire et ne crée par suite aucun organe ni aucune