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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/57

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j.-m. guardia. — philosophes espagnols de cuba

La philosophie a pris racine à Cuba et n’a pu s’acclimater en Espagne. Ce fait vaut la peine d’être examiné. Cet examen sera l’objet de cette étude. De peur qu’elle ne se perde en vagues généralités, il faut la rendre positive et concrète, en évoquant un petit nombre de personnalités qui montreront la philosophie s’implantant à Cuba, en dépit des circonstances, et avortant en Espagne, après maints essais d’acclimatation. Ce contraste appelle l’attention sur les causes qui ont produit des effets si divers. Sans toucher au traitement, l’étiologie peut suggérer des conjectures utiles pour le pronostic. Une observation de médecine psychologique n’est point une consultation médicale.

I. L’initiateur.

Mientras se piense en la isla de Cuba, se pensará en quien nos enseñó primero a pensar. (Jose de la Luz, lettre du 20 avril 1840.).

Le nom de M. Varona est avantageusement connu des lecteurs de la Revue. Professeur de philosophie et philosophe, il enseigne librement à la Havane, sans caractère officiel. Ses conférences philosophiques forment un cours complet de philosophie élémentaire. C’est dans la première leçon sur la logique, que l’auteur a tracé une légère esquisse de l’histoire de l’enseignement philosophique dans son pays, avec une émotion qui témoigne de sa profonde déférence pour les maîtres dont il est le continuateur. Le goût de ces études sévères persiste chez quelques Cubains d’élite, en dépit de l’esprit industriel et mercantile, dans un milieu peu propice au culte de la sagesse, sous l’œil vigilant d’une administration tracassière dont les chefs commandent en maîtres absolus. II suffit de nommer les proconsuls Tacon et O’Donnell, dont le gouvernement despotique et brutal coïncida avec le mouvement philosophique le plus intense de l’île de Cuba. II serait curieux d’en étudier les origines : c’est aux philosophes cubains qu’appartient cette étude généalogique. À défaut de faits précis, il est permis de supposer qu’un heureux concours de circonstances favorisa l’éclosion d’un produit qui n’avait jamais figuré parmi les denrées coloniales. L’Espagne n’y fut pour rien. Comment l’Espagne eût-elle importé à Cuba ce qui lui manquait absolument ? Les philosophes cubains ne doivent rien à l’Espagne, non plus qu’à l’Amérique espagnole. Peut-être que les États-Unis de l’Amérique anglaise n’ont pas été sans influence ; mais de l’Union américaine, Cuba ne pouvait recevoir qu’un souffle de liberté et l’exemple de l’émancipation. C’est dans cette mesure qu’il faut tenir compte de l’influence de l’Amérique du Nord ; mais il le faut absolument, parce que c’est à l’Amérique du Nord que les Cubains proscrits ont demandé asile. De là un lien puissant entre les deux pays de là les velléités et les tentatives d’annexion.