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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/56

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que sous le despotisme royal représenté par Ferdinand VII. Considérées alors comme des provinces du royaume, les Antilles espagnoles regardaient l’Espagne comme la mère patrie, et non comme une marâtre. La tyrannie qui pèse sur elles, depuis la Constitution de 1837, fomente l’esprit de rébellion et entretient ces ferments de révolte, qui doivent produire tôt ou tard l’indépendance, à moins que ce ne soit l’annexion aux États-Unis américains. Le résultat n’est point douteux ; peut-être est-il plus prochain qu’on ne pense.

L’abolition définitive de l’esclavage à la suite de la guerre de Sécession a porté un coup mortel à l’abominable industrie de la traite des noirs, si longtemps florissante à Cuba. La division des habitants de l’Île en deux partis, l’espagnol et le cubain, n’a point, à vrai dire, d’autre origine. Le premier a pour lui la tradition et l’autorité ; l’autre, infiniment plus nombreux, n’a que le droit et des espérances. Si l’avenir lui appartient à coup sûr, il ne peut et ne doit compter que sur ses propres forces. Le pouvoir discrétionnaire des capitaines généraux ou gouverneurs militaires n’aurait plus de raison d’être sans ce parti des mécontents, qui est, en somme, la grande majorité. Les Espagnols qui vont aux Antilles pour s’enrichir se soucient peu de l’avenir de la société cubaine ; et l’Espagne a la plus détestable opinion des Cubains qui trouvent que tout n’est pas pour le mieux dans la plus belle des îles fortunées. Les budgétivores de Madrid ont pour eux les sentiments des Spartiates pour les ilotes. Cette antipathie se manifeste dans les écrits des publicistes espagnols qui daignent s’occuper de la poule aux œufs d’or. Ces messieurs sont, comme on dit, du côté du manche, ainsi qu’il convient à des économistes bien posés, raisonnables et graves : ils tiennent que l’autorité ne doit jamais avoir tort. Ce qui est infiniment plus triste à constater, c’est que la gent lettrée de l’Espagne suit les politiques. Presque tous ces chevaliers de la plume traitent les Cubains du haut en bas, avec une dureté, une cruauté, une injustice qui accusent le parti pris de déprécier ou de méconnaître les hommes les plus distingués, voire les plus remarquables de la grande Antille. Quand même l’Espagne abonderait en rares talents, il serait malaisé de lui pardonner ce dédain systématique ; car enfin, c’est le castillan qui est écrit et parlé à Cuba ; et les poètes et les écrivains de Cuba ont les mêmes droits que leurs confrères de la péninsule : la littérature des colonies est inséparable de celle de la métropole. Il est telle partie des lettres où l’historien, faute de matière dans la péninsule, devra la chercher dans les colonies. Pour la philosophie, par exemple, l’Espagne est si pauvre, depuis la fin du xvie siècle, qu’elle ne pourrait offrir tout au plus que quelques maigres glanes à l’histoire de la pensée libre et originale, parce que ses prétendus philosophes ne sont en réalité que des compilateurs, des copistes ou des plagiaires ; tandis que l’île de Cuba, le seul pays de l’Amérique latine où l’on ait sérieusement philosophé en ce siècle, peut se vanter d’avoir produit une demi-douzaine de philosophes et une école philosophique toujours prospère.