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riel a été perfectionné par un constant exercice. Leur art n’est donc que « la mise en œuvre esthétique des qualités acquises dans la lutte pour la vie ». Si l’art s’éclipse dans les âges pastoral et agricole, on en devine la raison, vainement cherchée : le mode d’existence avait changé. L’ethnologie résout du même coup un problème inquiétant ; les belles sculptures et gravures de l’âge du renne, en France, avaient semblé trop parfaites ; les considérations qui précèdent autoriseraient, faute d’autre preuve, à les tenir pour authentiques.

Les arts plastiques, en somme, n’existent qu’en germe chez les peuples chasseurs. La danse, en revanche, a pour eux une importance sociale que nous pouvons à peine soupçonner. Elle est la forme principale de leur sentiment esthétique. Les corroboris (Australie) sont le type des danses gymnastiques. Les Mincopies ressemblent aux Australiens, dans leur danse comme en toute chose. Les Boschimans, si bien doués pour l’imitation, ont encore, cependant, des danses gymnastiques. Les danses mimiques, en général, sont plus variées. La danse du Kangourou, des tribus australiennes, est la plus curieuse. La guerre et l’amour ont aussi leurs danses. « L’Australien danse autour du produit de sa chasse, comme nos enfants autour de l’arbre de Noël. » Tous les voyageurs ont remarqué que la mesure est admirablement bien observée par les danseurs et les chanteurs. Le plaisir du rythme est très fortement senti par les primitifs. — Le drame arrive comme une forme de la danse mimique différenciée. — La danse, chez les sauvages, a une valeur pratique et sociale considérable. Elle associe les hommes en un même plaisir, en un même mouvement, en vue d’un but commun. Deux tribus scellent un traité de paix en dansant ensemble.

H. Spencer a écrit que la poésie des cultures inférieures est une poésie non différenciée, où sont confondus les éléments de l’ordre lyrique, de l’épopée et du drame. Voilà qui s’accorde bien, dit M. Gosse, avec la théorie de l’évolution, mais pas du tout avec les faits. La poésie des primitifs n’est pas moins différenciée que la nôtre. — Que l’expression d’un sentiment offre une répétition rythmique, une cadence, et la poésie lyrique apparaît. Quelques mots répétés suffisent aux Botocudos, aux Australiens. Exemple : « Les Narrynieri arrivent. — Les Narrynieri arrivent. — Les voici bientôt. — Ils apportent des Kangourous, — Et marchent vite. — Les Narrynieri arrivent. » Ou encore « Le Kangourou courait vite. — Mais j’ai couru encore plus vite. — Le Kangourou était gras. — Je l’ai mangé. — Kangourou, Kangourou ! » La poésie des Esquimaux est plus avancée. Mais les sentiments exprimés, en définitive, sont grossiers. La poésie primitive vient « du ventre plus que du cœur ». L’amour ne l’inspire pas ; il reste une passion qui s’épuise dans l’acte qui le satisfait. La nature, pas davantage. Sauf les chants mortuaires, l’individu ne chante que ses propres appétits. La satire apparaît fréquemment, satire des infirmités corporelles, etc. Chose singulière, ces chants qui n’ont rapport qu’à l’individu intéressent pourtant une tribu entière, et des tribus mêmes qui n’en entendent pas la