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heures où ce rêve devient douloureux et se transforme en cauchemar, il garde l’obscur sentiment que ce n’est pourtant qu’un rêve. — Gœthe a admirablement exprimé le néant de la vie sociale et des sentiments qu’elle suggère au dilettante. « Je t’accorderai volontiers que ceux-là sont les plus heureux, qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée, l’habillent et la déshabillent, tournent avec un grand respect autour de l’armoire où la maman a serré les bonbons, et, s’ils finissent par attraper la friandise convoitée, la croquent à belles dents et crient « Encore ». — Ce sont là d’heureuses créatures… — Ils sont heureux aussi ceux qui donnent à leurs occupations frivoles ou même à leurs passions des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain comme des œuvres de géants entreprises pour son salut et son bonheur. — Heureux qui peut vivre de la sorte ! Mais celui qui reconnaît dans son humilité où toutes ces choses aboutissent, celui qui voit avec quelle ardeur le malheureux poursuit sa route, haletant sous le fardeau, celui-là est tranquille et se fait aussi un monde, qu’il tire de lui-même, et il est heureux aussi parce qu’il est homme. Et si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la liberté[1]. »

Un troisième caractère du Dogmatisme social est l’implacable sérieux, l’allure pontifiante qu’il exige des acteurs de la comédie sociale. Rien ne déconcerte, rien n’indigne plus le dogmatiste social que l’irrévérencieuse ironie à l’égard de ce qui est socialement respectable. Par contre, le Dilettante social est un ironiste, un « rieur », suivant le vœu de Nietzsche. Un récent roman allemand[2] met en scène un dilettante social, disciple de Nietzsche, qui décrit un état social de l’avenir où régneraient des hommes vraiment supérieurs qui dédaigneraient de recourir aux mensonges par lesquels on dupe le troupeau humain. « Je rêve, dit-il, un roi qui répudierait toute crainte, qui aurait le courage d’être l’esprit le plus libre de son royaume et pour lequel ce serait un divin plaisir d’éclater de rire au nez de son parlement, de ses ministres, de ses évêques et de ses généraux[3]. » Le dilettante social s’amuse surtout de la pose et de la morgue, de l’affectation de respectabilité et d’honorabilité qui sont la forme bourgeoise du dogmatisme social.

Si nous réunissons les traits divers du dilettantisme social, nous voyons que cet état d’esprit est, comme nous l’avons dit plus haut, une protestation contre ce que renferme de grimaçant et de mensonger la mascarade sociale. C’est par instinct esthétique que le Dilettante social dit adieu à la cité humaine. Il dit avec Ariel : « Je ferai mon deuil de ne plus participer à la vie des hommes… Cette vie est forte, mais impure. Je serai l’azur de la mer, la vie de la plante, le

  1. Goethe, Werther.
  2. Das dritte Geschlecht, von E. von Wolzogen, Berlin, 1899.
  3. Das dritte Geschlecht, p.62.