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parfum de la fleur, la neige bleue des glaciers[1]. » Gœthe a bien compris le caractère essentiellement artistique d’une telle disposition d’esprit quand il a dit : « La cause finale des luttes du monde et des hommes, c’est l’œuvre dramatique. Car autrement ces choses ne pourraient absolument servir à rien[2]. »

La constitution psychologique qui prédispose au dilettantisme social peut, semble-t-il, se résumer dans les traits suivants : une sensibilité fine, vite froissée au contact des laideurs sociales, une imagination encline au rêve ; enfin une certaine indolence de tempérament, à la Rousseau, qui détourne de l’action et fait qu’on n’éprouve aucun plaisir à faire du mal aux autres. On peut appliquer au Dilettante social ce que Rousseau dit de lui-même : « Je me trouve naturellement soumis à ce grand précepte de morale, mais destructif de tout l’ordre social, de ne jamais me mettre en situation à pouvoir trouver mon avantage dans le mal d’autrui. Celui qui veut suivre ce précepte à la rigueur n’a point d’autre moyen pour cela que de se retirer tout à fait de la société, et celui qui en vit séparé suit par cela seul ce précepte sans avoir besoin d’y songer[3]. »

Quelle est, dans la vie pratique, la situation d’un pareil homme ? Évidemment celle d’un déraciné ou plutôt d’un homme qui n’a jamais pris et ne prendra jamais racine dans aucun des compartiments soigneusement tirés au cordeau dont se compose la société. — C’est un peu la situation de Pierre Schlémyl, l’homme qui a perdu son ombre. — Car tout homme a dans la vie un fantôme qui le suit partout et qui n’est autre que la projection sociale de sa personnalité. Cette projection sociale, qu’on appelle réputation, estime d’autrui, etc., est l’ombre qui accompagne partout les pas du voyageur. Et s’il vient à la perdre, il subit le rire des valets. La plupart des hommes vivent et meurent pour cette ombre. Car, comme le dit Nietzsche, « ils ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé sur eux dans le cerveau de leur entourage[4] ». D’ailleurs le Dilettante social est haï. Il commet le crime irrémissible de ne pas rentrer dans le mensonge général, de ne pas se grégariser. Il est l’objet d’une de ces haines violentes au delà du croyable qui assaillent « le type qui est l’antithèse de l’embrigadé, du bourgeois confit dans son sacerdoce, nous entendons nommer le spéculatif, esprit serein qui se joue de la mascarade sociale[5] ».


Le Dilettantisme social est une attitude provisoire. L’Instinct de la Beauté est incomplet sans l’Instinct de grandeur. C’est à la grandeur

  1. Renan, Caliban.
  2. Gœthe, cité par Nietzsche (Considérations inactuelles).
  3. Rousseau, Dialogues, Dialogue II.
  4. Nietzsche, Aurore.
  5. Tardieu, L’Ennui (Revue philosophique, février 1900).