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philosophie du « Surhomme ». Le Surhomme doit se dépasser lui-même : mais il doit avant tout pour cela dépasser l’âme grégaire qui est en lui, cette âme par laquelle « on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, voisin[1] ».

Les dogmatismes sociaux choquent encore d’une autre façon l’Instinct de grandeur. Ces dogmatismes envisagent tous la vie sociale du point de vue statique. Ils représentent tous l’idéal social comme une chose immobile et immuable. Une telle philosophie sociale est une philosophie aux horizons étroits, une philosophie de passivité et d’inertie. Car ici, idéal est synonyme de contrainte et d’entrave. La loi suprême de l’individu est de s’adapter à l’idéal, jamais de le dominer, de le créer. À cette conception statique de l’idéal la théorie du « Surhomme » substitue une conception dynamique d’après laquelle l’idéal est en perpétuel devenir. L’Individu doit perpétuellement se surmonter lui-même ; s’élever sans trêve vers les cimes, en brisant sans cesse ses idéals pour en créer de nouveaux. « Pour bâtir un sanctuaire, dit Nietzsche, il faut détruire un sanctuaire. » Et Ibsen exprime aussi la même pensée. « On a dit que je suis pessimiste, dit-il, et je le suis en effet en ce sens que je nie la pérennité des idéals humains ; mais d’autre part je suis optimiste en ce que je crois à la puissance indéfinie de développement des idéals[2] ». On voit assez par quelle voie l’Instinct de grandeur conduit Nietzsche à l’amoralisme. « Mieux vaut, dit-il, faire mal que penser petitement[3]. »

L’analyse qui précède nous fait assez voir que la philosophie du « Surhomme », comme le dilettantisme social, n’est qu’une forme de cette philosophie que nous avons appelée Nihilisme social par opposition au Dogmatisme social. — Le dilettantisme est en quelque sorte la face passive, la philosophie du « Surhomme » la face active de l’Individualisme. Le dilettantisme se convertit à la fin, par un procès nécessaire, en glorification de la vie, de la libre et puissante individualité.

Cette philosophie qui présente comme deux stades successifs d’une même pensée peut-elle être approuvée sous réserve ?

Si l’on examine le dilettantisme social et la théorie du « Surhomme », on voit que ces deux philosophies ont pour caractère commun de se présenter comme une protestation de l’Instinct contre la Logique. C’est la révolte de l’Instinct, — Instinct de beauté et Instinct de grandeur — contre l’Esprit socratique, ainsi que l’appelle Nietzsche, l’Esprit de lourdeur symbolisé dans les dogmatismes sociaux et moraux de toute espèce. — Nous retrouvons donc ici l’antique et toujours renaissante antinomie entre la philosophie intellectualiste et la philosophie de l’instinct. L’antinomie se pose ici entre les morales rationalistes —

  1. Nietzsche. Le gai savoir.
  2. Ibsen, Discours prononcé à Stockholm en 1897.
  3. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.