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celle d’un Kant par exemple — et les morales de l’instinct et de la vie, celles d’un Guyau, d’un Nietzsche, d’un Ibsen.

Les morales dogmatiques subordonnent l’évolution sociale et morale à une finalité intelligible, — qu’elles ont la prétention de définir. Les morales individualistes et instinctivistes soutiennent que l’évolution n’a pas de but ou plutôt qu’elle est son but et sa joie à elle-même. — Pour Nietzsche comme pour Guyau, ce que les morales dogmatiques appellent devoir n’est qu’une manifestation de l’instinct irrésistible de vie qui est en nous. « C’est notre fierté, dit Nietzsche, qui nous ordonne de faire notre devoir. Nous voulons rétablir notre autonomie en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux. Car les autres ont empiété dans la sphère de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable si par « le devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux[1]. »

Les Guyau, les Nietzsche, les Ibsen ont-ils eu raison d’opposer leur morale de l’Instinct aux anciennes morales dogmatiques ?

Oui : en un certain sens ; car en morale comme ailleurs, il était nécessaire de substituer à l’idée de l’Esse l’idée du Fieri. Il était nécessaire de briser les cadres immobiles et de se remettre en face de la féconde mouvance de la vie. Mais l’intelligence conserve, à côté de l’instinct et de la vie elle-même, ses droits imprescriptibles.

D’abord les partisans de la philosophie de l’instinct ne sont-ils pas tombés dans une contradiction ? — Le point de départ d’une philosophie de l’instinct est, semble-t-il, un acte de désespoir dans la puissance et l’efficacité morale de l’intelligence, un acte de renoncement absolu à la pensée : attitude pessimiste s’il en fut ; car la pensée n’est après tout qu’une forme de la vie. — Comment se fait-il que de ces prémisses découragées, ces philosophes tirent un optimisme final, une échelle nouvelle des valeurs, un hymne à la gloire de la vie ? — Schopenhauer est plus logique, semble-t-il, quand il aboutit à la négation de la vie et de la société. Étant donné le point de départ commun de Schopenhauer et de Nietzsche, on comprendra plus aisément l’échelle pessimiste des valeurs qui, chez Schopenhauer, fait de la faiblesse, de la souffrance et du renoncement la mesure du bien, que l’échelle optimiste de Nietzsche qui mesure le bien à la force, à la vie et au bonheur.

Cette échelle des valeurs que Nietzsche veut établir ne suppose-t-elle pas d’ailleurs l’intervention de l’intelligence, d’abord pour reconnaître la nécessité de cette échelle même, ensuite pour en fixer les degrés ? — Par le fait même qu’il essaie d’inaugurer une hiérarchie des valeurs morales et sociales, Nietzsche revient, ce semble, par un détour, à l’intellectualisme. Il sort malgré lui et à son insu de l’attitude du pur amorphisme moral. Car sérier les instincts, c’est les intellectualiser.

  1. Nietzsche. Aurore.