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la volonté adaptée à tous les événements, guidée par la réflexion et opérant toutefois avec la sûreté et l’instantanéité d’un réflexe. Mais cette volonté qui se meut avec tant d’aisance n’est qu’un mécanisme bien monté et jouant bien ; elle ne se juge pas, elle ne s’interroge pas sur sa raison d’être, elle appartient à son œuvre, elle ne s’appartient pas à elle-même, elle n’est pas libre. Elle se projette au dehors, elle se dissipe, elle s’aliène, elle ne se possède pas vraiment. Ses actes lui sont supérieurs ou plutôt extérieurs, tout ainsi que les esprits dont parle Bourget ont des connaissances qui les dépassent, qui sont en eux et ne sont pas à eux.

La souplesse est donc aussi éloignée que l’entêtement de la volonté normale. Celle-ci renferme deux éléments : l’un formel, l’autre matériel ; elle est un état d’âme ou disposition intérieure, et elle est un acte. Ces éléments viennent-ils à se dissocier ? La volonté cesse-t-elle d’être une activité transitive, renonce-t-elle à se produire au dehors, ou seulement fait-elle bon marché de ses manifestations et de ses actes, se retranche-t-elle toute dans le for intérieur et se prévaut-elle uniquement de ses intentions ? Alors elle s’exerce à vide, devient une parade vaine ; mais, de plus, elle subit une déformation étrange : elle devient une infatuation sotte et une exaltation à faux ; elle devient cette disposition bizarre, compliquée et puérile, cette alternative de faiblesse et de violence, qu’on appelle l’entêtement. Au contraire, la volonté est-elle tournée tout entière vers l’action, est-elle uniquement une combinaison savante de moyens et de fins, une habileté, un art, et cet art, le suppose-t-on porté à la perfection, opérant avec une sûreté infaillible ? Nous sommes alors plus loin encore de la volonté proprement dite. Il n’y a rien de commun, en effet, entre le savoir-faire et la décision volontaire. Le plus habile homme peut manquer totalement de caractère et ne pas soupçonner même en quoi consiste l’usage de la liberté.

On peut admettre que les systèmes éthiques sont des miroirs spéciaux que les différents types d’hommes ont fabriqués pour leur usage et dans lesquels ils se regardent avec complaisance. On dira alors que le formalisme renvoie à l’entêté son image, systématisant ses aspirations et ses prétentions, tandis que l’utilitarisme est la justification théorique de la souplesse telle que nous l’avons définie. On convient généralement que le formalisme et l’utilitarisme sont faux en tant qu’exclusifs, qu’il faut les corriger et les compléter l’un par l’autre. Cela revient à dire que, comme la véritable intelligence est l’alliance intime de l’expérience et de la raison, la véritable volonté est la synthèse de l’initiative personnelle et de la soumission pratique à l’ordre des choses.

L. Dugas.