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qu’on induira peu à peu dans les voies voulues et qui sera doucement pris au filet où il restera à jamais empêtré.

La protestation individualiste contre l’État n’atteignait pas le fond de la question. Le vrai combat individualiste est contre les influences anti-individualistes par excellence, ces influences hypocrites et sourdes qui s’agitent dans le domaine ténébreux des intérêts et des passions de groupe.

La loi promulguée n’est que l’expression abstraite, décolorée et intellectualisée des influences collectives. En s’intellectualisant, ces influences ont perdu quelque chose de leur primitive férocité grégaire ; elles ont revêtu une apparence d’impassible sérénité, d’impersonnelle indifférence. C’est ce que traduit le mot justice qui comporte un sens d’absolue impartialité. Mais au fond la justice, comme l’établit M. Rémy de Gourmont, n’existe jamais à l’état pur et abstrait. Dans son application, elle dépend des interprétations diverses que donnent du fas et nefas les groupes sociaux distincts.

La loi reflète les mœurs. Elle est oppressive dans la mesure où les mœurs sont féroces. Avec cette réserve déjà faite qu’il y a dans la loi un degré de férocité collective en moins. Le virus grégaire s’est atténué en élargissant sa sphère d’influence. La loi, impersonnelle et abstraite, usée par un usage ancien, est aux mœurs — contrainte, passionnée et haineuse — ce que le concept — image usée — est à l’image sensible avant son effacement, à l’image concrète, colorée et vivante. Aussi l’individu est-il dupe d’une illusion quand il espère trouver dans l’État et la Justice un recours contre l’aveugle décret des groupes. En fait, il y a harmonie préétablie entre les deux séries de contraintes. L’autorité étataire trahit généralement ou du moins abandonne l’individu poursuivi par les haines grégaires. Ses décisions confirment et sanctionnent en gros les volitions de cette puissance omnipotente : l’égoïsme de groupe.

Nous avons posé ainsi dans toute sa généralité le problème de l’antinomie de l’individu et de la société. Cette antinomie, nous la résolvons pleinement en faveur de l’individu. Voyons comment et pourquoi.

Nous commencerons par distinguer deux espèces de dogmatismes sociaux : les dogmatismes a priori et les dogmatismes a posteriori.

Parmi les philosophes dogmatiques, en effet, les uns ont procédé a priori et ont prétendu établir au moyen de la seule déduction logique l’existence en soi et la valeur supérieure de la société. Un grand nombre de penseurs ont suivi cette méthode, depuis Platon jusqu’à Hegel. Les autres ont tenté de justifier a posteriori les droits