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La solidarité morale et sociale a été aussi posée par certains comme un idéal souhaitable. Il faut entendre par cette solidarité l’uniformisation morale, la dépendance morale de la conscience individuelle vis-à-vis de la conscience collective. M. R. de Gourmont a bien mis en lumière le conflit qui éclate ici entre la conscience individuelle et la conscience sociale, conflit qui n’est qu’une des formes du conflit fondamental de l’égoïsme personnel et de l’égoïsme du groupe. « Il n’est pas douteux, dit cet écrivain, qu’un homme ne puisse retirer de l’immoralité même, de l’insoumission aux préjugés décalogués, un grand bienfait personnel, un grand avantage pour son développement intégral, mais une collectivité d’individus trop forts, trop indépendants les uns des autres, ne constitue qu’un peuple médiocre. On voit alors l’instinct social entrer en antagonisme avec l’instinct individuel et des sociétés, professer comme société une morale que chacun de ses membres intelligents, suivis par une très grande partie du troupeau, juge vaine, surannée ou tyrannique[1]. »

C’est surtout au point de vue moral que l’écrasement de l’égoïsme personnel par l’égoïsme de groupe est intolérable. On sait assez les mesquineries de l’Esprit de corps, les coalitions grégaires surtout enragées contre les individualités supérieures, la solidarité pour l’irresponsabilité, toutes ces formes d’humanité diminuée. C’est cette solidarité qui engendre toutes les coteries, camaraderies, chapelles, sociétés d’admiration mutuelle, etc. Devant ce débordement d’égoïsmes honteux, devant la prétention de tant de gens à contrôler les actes d’autrui au nom de je ne sais quel intérêt de corps, de groupe, etc., le meilleur précepte moral et social serait « Soyez égoïstes. Soyez attentifs à votre propre destinée. C’est déjà tâche ardue ? Et abstrayez-vous un peu plus de la destinée d’autrui. »

La solidarité favorise les intrigants, les flatteurs des puissances. Elle hait les indépendants et les ombrageux. Il serait temps de préférer ces derniers aux intrigants et aux serviles. Car c’est dans l’âme des ombrageux que réside ce qui reste parmi nous de force généreuse.

Concluons de cette revue des diverses formes de la solidarité qu’il est impossible d’ériger en dogme l’égoïsme collectif. On ne voit pas pourquoi les égoïsmes deviendraient sacro-saints par le fait de s’agglomérer. Ajoutons que ces égoïsmes collectifs restent armés les uns contre les autres et la loi de la lutte pour la vie, en dépit des

  1. Remy de Gourmont, La Culture des Idées, p. 83.