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tique des races latines, suivant la remarque de M. R. de Gourmont, que l’horreur des tentatives inédites, de l’originalité intellectuelle et esthétique. On aime la pensée embrigadée, la méditation conformiste et décente. Un écrivain allemand, Mme Laura Marholm, a finement analysé cette tendance contemporaine. « Un trait universel est la lâcheté intellectuelle. On n’ose pas trancher sur son milieu. Personne ne se permet plus une pensée originale. La pensée originale n’ose plus se présenter que quand elle est soutenue par un groupe. Il faut qu’elle ait réuni plusieurs adhérents pour oser se montrer. Il faut être plusieurs pour oser parler. C’est là un indice de la démocratisation universelle et d’une démocratisation qui en est encore à ses débuts et qui se caractérise comme une réaction contre le capital international qui a jusqu’ici à sa disposition tous les moyens de défense militaires et législatifs. Personne n’ose s’appuyer sur soi seul. Une pensée qui contrevient aux idées reçues n’arrive presque jamais à se faire jour. La propagation de l’idée antipathique est circonvenue et entravée par mille censures anonymes parmi lesquelles la censure officielle de l’État n’a qu’un rôle effacé.

« La première chose que fait l’homme qui se sent favorisé d’une idée, d’une pensée nouvelle, c’est de chercher un soutien social, de créer un groupe, une société, une association. Cela est très utile à l’inventeur de l’idée ; mais hélas ! très préjudiciable à l’idée elle-même. C’est pour cela que la plupart des idées de notre temps sont plates et banales comme des monnaies usées. Partout où l’intervention de l’individu serait créatrice et féconde, nous voyons se produire à sa place l’action des cercles, des parlottes, des parleurs et des parleuses…[1] »

Le résultat de cette tendance est qu’on n’ose plus être soi et penser par soi. On pense par ouï-dire et par mots d’ordre.

Beaucoup semblent poser comme idéal l’uniformisation parfaite de l’humanité. M. Gide dit : « L’homme doit tendre à l’unité de la race humaine[2] ». Suivant nous, l’uniformisation de plus en plus grande des conditions économiques de l’humanité est possible, souhaitable et probable. Mais une uniformisation intellectuelle et esthétique de l’humanité serait la mort de la culture. Nous appelons plutôt de nos vœux cet état futur que M. Tarde appelle l’individualisme final. À l’uniformisation extérieure de l’humanité correspondrait une diversité intérieure croissante des consciences, grâce à la complication plus grande et à la liberté accrue des relations sociales. Alors s’épa-

  1. Laura Marholm, Zur Psychologie der Frau (Berlin, Carl Dunker, p. 219).
  2. Ch. Gide, Conférence faite à Liège le 3 mai 1901.