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conclut avec lui le pacte sous cette condition où il insiste : « Si tu peux me séduire au point que je vienne à me plaire à moi-même, si tu peux m’endormir au sein des jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour ! Je t’offre le marché… Si je dis jamais au moment : Attarde-toi, tu es si beau ! alors tu peux me charger de liens[1]… »

Devant la faillite de tous les dogmatismes sociaux a priori ou a posteriori, un seul parti reste logique ; c’est l’anomie, l’autarchie de l’individu ; c’est l’individualisme posé, non comme un dogme (car ce serait ressusciter un absolu nouveau), mais comme une tendance, une forme de pensée et d’action adaptée à la loi fondamentale de notre nature intellectuelle qui nous contraint à nous mouvoir dans un monde de relativités.

Il y a d’ailleurs des façons diverses de comprendre l’Individualisme. Chaque individu a sa façon propre d’affirmer son moi. « Chacun, dit Nietzsche, se tient le plus pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la recherche scientifique, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi toujours l’élément de sa liberté : il met ensemble la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables… L’homme fort est aussi l’homme libre ; le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse des désirs, la puissance de la haine sont l’apanage du souverain et de l’indépendant, tandis que le sujet, l’esclave, vit opprimé et stupide[2]. » Chaque type humain aura sa façon d’entendre l’individualisme. Dans sa belle étude sur les formes du caractère[3], M. Ribot a établi que le fond de l’être étant le vouloir-vivre, non l’intelligence, le principe d’une division des caractères humains devait être tiré de la considération des divers modes de réaction du vouloir-vivre. À ce point de vue, M. Ribot distingue les sensitifs et les actifs. Il est clair que l’individualisme des sensitifs ne sera pas le même que celui des actifs. Le premier sera un individualisme d’abstention et de contemplation, le second un individualisme à forme combattive. Le premier sera presque ascétisme ; le second sera assaut, conquête de la vie.

Au point de vue de l’étendue de sa sphère d’action sociale, l’individualisme peut être conçu tantôt d’une manière plus large, tantôt

  1. Jules de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p. 215.
  2. Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 9.
  3. Th. Ribot, Sur les diverses formes du caractère (Revue philosophique, nov. 1892).